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L’évidence d’un chef-d’œuvre

Frankfurt
Alte Oper
06/10/2008 -  
Hans Werner Henze : Phaedra
Natacha Petrinsky (Phaedra), Marlis Petersen (Aphrodite), Jeremy Ovenden (Hippolyt), Axel Köhler (Artemis), Lauri Vasar (Minotauros)
Ensemble Modern, Michael Boder (direction)
Peter Mussbach (mise en scène), Olafur Eliasson (scénographie), Bernd Skordzig (costumes), Olaf Freese (lumières)



(© Ruth Walz)



L'intérieur de l’ancien opéra de Francfort, fortement endommagé pendant la seconde guerre mondiale, est remplacé aujourd’hui par une salle de concert moderne, espace facile à adapter aux contraintes de la curieuse production conçue par Peter Mussbach et le plasticien islando-danois Olafur Eliasson pour Phaedra, le dernier en date des opéras composés par Hans Werner Henze.

Comme pour la création berlinoise de l’ouvrage, au Staatsoper en septembre 2007, et sa reprise au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles (lire ici), l’orchestre est à nouveau étalé en largeur derrière le public, sous le balcon, relié à la scène par un étroit praticable emprunté par les chanteurs. Le plateau principal ne s’ouvre vraiment que pendant la seconde partie, auparavant obturé par un miroir vertical qui renvoie au public l’image de la salle, et donc de l’orchestre situé dans son dos. Ce n’est qu’au cours de l’Acte II qu’apparaît un véritable élément de décor, sorte de kaléidoscope géant qui démultiplie l’image du corps d’Hippolyte, image saisissante mais qui ne se maintient qu’un quart d’heure durant sur une scène redevenant ensuite totalement vide.

Complété par quelques projections lumineuses tournantes d’une naïveté à vrai dire plutôt désarmante, ce spectacle qui se veut innovant laisse en définitive sur sa faim, peut-être défavorisé il est vrai par la reconstitution hâtive de la production à l’Alte Oper de Francfort, pour une seule représentation, avec les moyens techniques limités de ce qui reste fondamentalement une salle de concert et non d’opéra. Avouons aussi que la mise en scène allusive, tantôt hiératique tantôt maniérée, de Peter Mussbach, n’aide pas non plus beaucoup à la compréhension du sujet.

L’appellation sibylline de Konzertoper (littéralement «opéra de concert») choisie par Henze suffit-elle à justifier ce goût complaisant pour le vide et le troisième degré ? A la lecture du beau texte de Christian Lehnert, jeune poète en vue dans le monde littéraire germanophone, on décèle pourtant les potentialités d’un vrai livret d’opéra, avec des péripéties claires et une véritable ambition dramatique, même teintée d’une bonne dose de surréalisme. Largement de quoi occuper l’espace par une action structurée, ce que Peter Mussbach ne fait quasiment jamais. Parti pris esthétique sans doute, avec le consentement plus ou moins actif de Henze lui-même… Cela dit, autant l’ouvrage de Henze précédent, le merveilleux Upupa créé à Salzbourg en 2003, avait trouvé avec Dieter Dorn et Jürgen Rose une scénographie d’emblée idéale voire difficilement surpassable, autant cette fois tout ou presque paraît encore à inventer.

Passons donc rapidement à la partition elle-même, et là l’émerveillement est souvent au rendez-vous. Au crépuscule de sa carrière, alors même que ses capacités physiques déclinent, Henze atteint désormais une qualité d’écriture musicale dont la pureté et le refus de tout bavardage laissent constamment ému et admiratif. Même l’utilisation parcimonieuse de moyens électroacoustiques, qui paraissait encore artificiellement surajoutée dans L’Upupa, séduit ici sans réserve par la beauté de timbres sombres et primitifs tout à fait en phase avec un sujet mythologique. Confiée à un Ensemble Modern de Francfort en état de grâce, investi au maximum dans la défense de cette musique composée pour lui, la partie orchestrale est réduite numériquement (23 exécutants seulement) mais se révèle d’une ductilité et d’un éventail dynamique constamment séduisants, avec un art du discours soutenu et une évidence dans l’enchaînement des climats qui défient toute tentative d’analyse. Peu importe dès lors que ce type de composition soit atonal (il l’est pour l’essentiel, mais avec des passages pourtant clairement ancrés dans des tonalités identifiables), et soit ou non dérivé de techniques sérielles (Henze n’a jamais complètement renoncé aux possibilités matricielles offertes par certaines séries structurantes). C’est exclusivement le résultat qui compte, et il s’impose avec une évidence rare. Quant l’habileté d’une écriture fréquemment polyphonique, appariant constamment voix chantées et voix instrumentales, voire s’épanchant dans de sublimes ensembles où les lignes se croisent en intervalles fantasques et anguleux, d’une beauté étrange évoquant l’extravagance de l’écriture madrigalesque d’un Gesualdo, elle donne à Phaedra une armature particulièrement solide et puissante. On est donc loin ici d’une œuvre expérimentale, voire imparfaite et achevée à la hâte (Henze a connu des aléas de santé particulièrement lourds au cours de la composition ce cet opéra).

Alors même qu’il avait déclaré, après la création de L’Upupa à Salzbourg en 2003, ne pas vouloir se lancer dans un nouveau projet lyrique, Henze nous en a déjà offerts deux supplémentaires : une nouvelle mouture largement modifiée de Das verratene Meer (dont la création en concert à Salzbourg en 2006 s’est trouvée malheureusement noyée dans le marathon Mozart de Peter Ruzicka) et à présent Phaedra, qui dispose de tous les atouts pour s’imposer durablement. De même d’ailleurs que beaucoup d’autres titres que nous laissera Henze, sans doute le plus important des compositeurs lyriques de l’époque : Boulevard solitude, Der Prinz von Homburg, les flamboyants Bassariden, l’impertinent et âcre Junge Lord, l’hybride mais riche Venus et Adonis, l’indispensable Upupa, Das verratene Meer (devenu Gogo no eiko dans sa version japonaise définitive), Phaedra… une impressionnante liste de grands classiques du répertoire de demain.

Et les interprètes pour défendre cette musique en routine sont largement prêts. A Francfort, on ne peut qu’admirer l’aisance d’une distribution où l’on retrouve encore certains titulaires de la création berlinoise, avec toutefois un nouveau venu de taille : le brillant Hippolyte de Jeremy Ovenden, qui prend magistralement la relève de John Mark Ainsley dans un rôle manifestement gratifiant. Quant à la direction irréprochable de Michael Boder, elle confirme l’importance de ce chef particulièrement brillant dans les musiques des XXe et XXIe siècles. Avis donc à nos directeurs de théâtre : la reconnaissance mondiale de l’œuvre de Hans Werner Henze ne tient plus qu’à leur esprit d’initiative.



Laurent Barthel

 

 

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