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Dissection au scalpel Freiburg Konzerthaus 11/17/2007 - Leos Janacek : Danses de Lachie
Alexandre Scriabine : Concerto pour piano, opus 20
Bela Bartok : Le Mandarin merveilleux, pantomime opus 19
Kiril Gerstein (piano)
Anton-Webern-Chor Freiburg, Orchestre du SWR de Baden-Baden et Freiburg, Michael Gielen (direction)
De la même génération que son ami Pierre Boulez, Michael Gielen vient de fêter ses 80 ans, mais cela ne se remarque guère. Invariablement droit, la démarche assurée, le geste toujours bref et précis, un tel chef semble un résumé vivant d’un art de la direction d’orchestre acquis à la force du poignet, après des dizaines d’années de fréquentation des partitions les plus difficiles du répertoire du XXe siècle.
Impossible de décrire fidèlement une interprétation du Mandarin merveilleux du calibre de celle qui clôt ce concert, tant ses dimensions excèdent le cadre habituel, que ce soit de l’interprétation en public ou des versions enregistrées. Gielen fouille et illumine le moindre recoin d’une partition immense, met en valeur chaque détail sonore produit par un orchestre virtuose, tend le discours comme un arc implacable tendu vers un dénouement atroce. L’auditeur reste hypnotisé, suspendu à chaque oscillation d’une baguette qui déclenche des phénomènes tantôt infinitésimaux, tantôt d’une force dévastatrice. Impossible de trouver un pupitre en défaut, tout le monde est présent, droit sur son siège, compte ses temps, anticipe, écoute… un orchestre de solistes en pleine action, certes, mais aussi une formidable cohésion par pupitre, chaque chef d’attaque semblant contrôler sa section avec encore davantage de vigilance que le chef.
On peut trouver trop crus ces éclairages blafards, ces éclairs aveuglants, ces véritables cris qui déchirent la trame sonore, mais la tenue et l’absence d’à-peu-près dans la mise en place confèrent à cet expressionnisme un tranchant et un impact qui en disent long sur l’agressivité larvée d’une époque. Une telle vision symphonique, c’est un peu le traitement que feraient subir à un opéra hyperviolent du XXe siècle des metteurs en scène du calibre d’un Martin Kusej ou d’un Hans Neuenfels, fouailleurs morbides qui peuvent vous gâcher durablement le plaisir d’une soirée lyrique. Mais heureusement on en reste ici au stade de l’éveil du fantasme : à chacun d’imaginer sur une musique aussi torturée les débordements qu’elle est susceptible d’évoquer, la version proposée par le livret n’étant jamais qu’une variante d’hallali morbide parmi d’autres possibles.
Le potentiel d’évocation du concert l’emporte ici haut la main sur la crudité univoque de la représentation scénique, et Gielen, adepte par ailleurs de longue date du Regietheater le plus provocant, est sans doute aujourd’hui un chef bien plus impressionnant dans cet art du malaise soigneusement entretenu que ne le seront jamais les metteurs en scène sulfureux qu’il a toujours soutenus. La présence du chœur, souvent éludée sous prétexte qu’il n’y a que quelques notes à faire, devient ici fondamentale, les quelques lignes chantées peu avant la fin assurant vraiment un rôle libératoire, comme un rien d’espoir dans un monde d’une extrême brutalité. Inutile de préciser qu’après des instants aussi intenses on éprouve quelques difficultés à se lever de son fauteuil.
C’est peut-être pour mieux préparer ce choc de la seconde partie que le concert a débuté d’une façon plus ludique, avec les Danses de Lachie de Janacek évocations colorées d’un pays natal encore dans la droite ligne d’un Dvorak et d’un Smetana. Gielen reste ici plus réservé, se contentant de laisser les rythmes se mettre en place, la précision de l’orchestre autorisant là un investissement plus réduit. Cela dit, rien n’est laissé au hasard et l’art d’individualiser les groupes instrumentaux, comme par des coups de projecteurs tout à coup braqués sur un secteur, fonctionne avec une remarquable efficacité.
Quant au Concerto pour piano de Scriabine, on ne comprend pas bien pourquoi Gielen s’aventure dans un univers qui semble aussi loin de ses préoccupations (il s’agit d’une œuvre de jeunesse, d’un Scriabine qui n’a même pas pour lui les recherches de timbre et les errances mélodiques qui pourront le rendre fascinant plus tard). Cela dit tout ce que la partition contient d’intéressant est bien exploité, et le soutien du soliste est correctement réalisé, le chef réussissant à ne jamais engloutir la partie de piano. Il faut dire que de côté là les décibels affluent, le jeune Kiril Gerstein déchaînant d’impressionnants orages digitaux, dont le raffinement sonore n’est pas la qualité première. Du piano très efficace, sans faute de doigts mais en revanche assez prodigue en fautes de goût. Une telle musique s’y prête, mais on ne peut s’empêcher de trouver à certains passages joués par Kiril Gerstein l’éclat superficiel et le swing accrocheur du pianiste de jazz qu’il a d’abord été, avant d’obliquer vers un parcours de concertiste classique.
Bis du même acabit : une Carmen-Fantaisie de Busoni ébouriffante quand le compositeur y désarticule et varie des passages obscurs de la partition de Bizet, plus caricaturale quand ce sont la Habanera ou "La fleur que tu m’avais jetée" qui passent à la moulinette, le pianiste semblant tout à coup glisser vers de curieux numéros de paraphrase jazzy sur des standards, fussent-ils pour une fois empruntés au monde de l’opéra et non à celui de Broadway. Un soliste à suivre, mais aussi à mieux conseiller et canaliser.
Laurent Barthel
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