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Vers une victoire russe? Paris Salle Gaveau 10/27/2007 - Wolfgang Amadeus Mozart : Rondo, K. 511 (a, f) – Sonates n° 8, K. 300d [310] (e), n° 9, K. 284c [311] (c), et n° 16, K. 570 (b) – Variations sur «Ah, vous dirai-je maman», K. 300e [265] (d)
Frédéric Chopin : Ballade n° 3, opus 47 (a)
Gabriel Fauré : Thème et variations, opus 73 (a, e) – Nocturnes n° 1, opus 33 (d), n° 4, opus 36 (f), et n° 6, opus 63 (b) – Barcarolle n° 1, opus 26
Betsy Jolas : O Bach (a, b, c, d, e, f)
Ludwig van Beethoven : Sonate n° 28, opus 101 (a)
Franz Liszt : Les Jeux d’eau de la Villa d’Este (extrait de la Troisième des Années de pèlerinage) (b) – Chasse-neige (extrait des Etudes d’exécution transcendante) (f)
Serge Prokofiev : Sonates n° 7, opus 83 (b), et n° 8, opus 84 (d)
Serge Rachmaninov : Variations sur un thème de Corelli, opus 42 (c, f)
Maurice Ravel : La Valse (c)
Leopold Godowsky : Paraphrase sur «La Chauve-souris» de Strauss (e)
Alexandre Scriabine : Sonate n° 4, opus 30 (f)
Antoine de Grolée (a), Tae-Hyung Kim (b), Junhee Kim (c), Tristan Pfaff (d), Hibiki Tamura (e), Sofya Gulyak (f) (piano)
Fidèle à son rythme triennal, le Concours Long-Thibaud, qui en était resté sur la victoire de la violoniste néerlandaise Frederieke Saeijs en 2005, est dédié cette année au piano: un rendez-vous toujours attendu, puisqu’au nombre des grands prix ou lauréats des dernières éditions figurent Cédric Tiberghien (1998), Bertrand Chamayou (2001) ou Jean-Frédéric Neuburger (2004). Si la compétition affiche fièrement ses soixante-quatre ans, ce sont les octogénaires qui tiennent le haut du pavé. Aldo Ciccolini (né en 1925) est en effet le président du jury, qui réunit par ailleurs France Clidat, Sequeira Costa, Akiko Ebi, David Lively, Jean-Claude Pennetier, Nikolaï Petrov, Joaquin Soriano et Ventsislav Yankoff, premier grand prix en 1949, ex-aequo avec Ciccolini (qui étaient, cette année-là, suivis notamment de Daniel Wayenberg, Paul Badura-Skoda et Pierre Barbizet)...
Quant à Betsy Jolas (née en 1926), elle a composé la page imposée, intitulée O Bach: du triptyque Toccata, Adagio et Fugue BWV 564 dont elle indique qu’il l’a inspirée, on ne trouvera évidemment pas ici un arrangement à la Busoni, mais l’évocation du geste théâtral de la Toccata, entrecoupée de plages plus paisibles et poétiques, dans un langage non dénué de références à ce que le piano a laissé de meilleur au siècle passé (Debussy, Bartok, Webern, Messiaen, …).
La première épreuve a opéré parmi les cent soixante-cinq candidats une sélection de trente-trois pianistes, parmi lesquels quinze se sont vus reconnaître le droit d’accéder à la demi-finale: deux étapes au cours desquelles l’anonymat a été assuré, comme les organisateurs se plaisent à le souligner, témoignant d’une reprise en main et d’un souci de transparence qui n’ont pas été du goût de certains des membres du conseil d’administration, dont sept ont présenté leur démission en avril dernier (Bernard Chevry, Roland Faure, Patrice Fontanarosa, André Jouve, Jacques Taddei, Marie-Anne de Valmalète et Etienne Vatelot).
A l’issue de la demi-finale, qui s’est déroulée au CNR de Paris, les six finalistes, comme de coutume, doivent affronter deux obstacles. D’une part, un récital d’une heure Salle Gaveau, dont le programme est partiellement contraint. Car outre celui de Betsy Jolas, deux noms étaient imposés, le choix de l’œuvre étant en revanche laissé à la discrétion des candidats: Fauré, bien sûr, une fois de plus, en souvenir des affinités que Marguerite Long entretenait avec le compositeur, et Mozart, une idée que l’on prêtera volontiers à Aldo Ciccolini.
D’autre part, le lendemain Salle Pleyel, un concerto à choisir parmi une liste de huit et accompagné par l’Orchestre national de France dirigé par Alain Altinoglu. Si l’on se place du point de vue du public, on regrettera qu’ait été abandonnée la solution retenue en 2004: dix concertos avaient été proposés aux candidats, à charge pour chacun d’en préparer deux, le jury désignant à l’issue de la demi-finale celui qu’il devait jouer. C’est grâce à cette méthode que la seconde partie de la finale avait alors permis d’entendre six concertos différents: ce ne sera pas le cas cette fois-ci, puisque le Deuxième de Rachmaninov et le Quatrième de Beethoven apparaîtront respectivement à trois et à deux reprises…
Sachant que le jury se prononce évidemment au vu de l’ensemble des épreuves, le récital a permis de se faire une première idée sur les six rescapés: deux Coréens, deux Français, un Japonais et une Russe, une répartition à l’image d’une volonté d’ouverture aux musiciens venus d’Asie. Quant au public, il est venu nombreux, attiré par l’atmosphère électrisante propre à ces concours mais aussi par une véritable aubaine: au tarif fort raisonnable de 28 euros, six heures de musique, et même de bonne musique, tant le niveau moyen aura paru encore supérieur à celui d’il y a trois ans.
Antoine de Grolée (vingt-trois ans) excelle par son sens de la narration. Malgré quelques accrocs, le Rondo en la mineur (1787) de Mozart regarde vers Schubert et Chopin, dont la Troisième ballade (1841), assez virile, tend parfois à la dureté. D’une clarté presque pédagogique dans Thème et variations (1897) de Fauré, le Français se fait architecte dans O Bach de Jolas. Bien conduite, la Vingt-huitième sonate (1816) de Beethoven se révèle cependant trop prudente, voire appliquée, un parti pris assez déroutant s’agissant de la première de la série des ultimes Sonates.
Le Coréen Tae-Hyung Kim (vingt-deux ans) possède d’ores et déjà un impressionnant palmarès: premier prix au Concours de Porto (2004), deuxième prix au Concours de Belgrade (2004) et troisième prix au Concours de Hamamatsu (2006). C’est un piano plus sonore qui s’impose ici, mais au service d’une Seizième sonate (1789) de Mozart trop propre et léchée, filant comme une machine à coudre. Puissants, techniquement impeccables, Les Jeux d’eau à la Villa d’Este (1877) de Liszt privilégient la virtuosité au détriment de l’expression. Ludique et contrasté, O Bach de Jolas demeure trop superficiel, de même qu’un Sixième nocturne (1894) de Fauré hédoniste, façon Liebestraum. Spectaculaire et orchestrale, la Septième sonate (1942) de Prokofiev manque toutefois d’arrière-plans.
Le second candidat coréen, Junhee Kim, est, à dix-sept ans, le benjamin de cette finale. Bien carré, son Mozart – Neuvième sonate (1777) – aurait gagné à davantage de respiration, de même que son Fauré – Première barcarolle (1881) – trop mécanique. Il exacerbe les contrastes dans O Bach de Jolas, particulièrement extraverti, mais les Variations sur un thème de Corelli (1931) de Rachmaninov, quoique d’une belle assurance, pèchent par défaut d’ambiguïté et de second degré. De même, La Valse (1919) de Ravel semble plus démonstrative que vénéneuse.
Septième prix au Concours Vianna da Motta de Lisbonne (2004), deuxième prix au Concours de Porto (2005) et troisième prix au Concours de Glasgow le mois dernier, révélation de l’ADAMI (2006), élève de Denis Pascal et Michel Béroff, Tristan Pfaff (vingt-deux ans) donne la lecture la plus convaincante de O Bach de Jolas, riche de nuances, de subtilité et de poésie. Articulation claire et souple, phrasés naturels mais aussi variété des timbres caractérisent également son Mozart – Variations sur «Ah, vous dirai-je maman» (1777) – et son Fauré, un Premier nocturne (1883) qui chante avec une infinité de couleurs: non seulement un clavier qui, enfin, démontre qu’il est tout sauf un instrument de percussion, mais en même temps un véritable musicien. Prokofiev, pour conclure: option inattendue de la part d’un Français, moins surprenante toutefois lorsque l’on sait qu’il est arrivé deuxième du Concours Vladimir Krainev (2002). D’une parfaite netteté de ligne, mais sans sécheresse, grâce à un toucher remarquablement travaillé, la Huitième sonate (1944), à la fois intelligente et lyrique, n’est pas nécessairement idiomatique, mais témoigne d’une réelle personnalité.
Troisième prix au Concours de Hamamatsu (2006), Hibiki Tamura (vingt ans) débute par une Huitième sonate (1778) de Mozart étrangement précautionneuse, dépourvue d’élan, de drame et de tension, dont il n’épargne aucune reprise aux auditeurs, avec un Presto final confondant vitesse et précipitation. Heurté et mat, le Thème et variations de Fauré laisse la place à O Bach de Jolas, indéniablement agile, mais offrant une succession d’événements isolés au détriment de la cohérence de la pièce. Le Japonais achève son court programme par la Paraphrase sur «La Chauve-souris» (1907) de Godowsky, avec l’abattage requis, mais sans grand charme.
Sofya Gulyak a remporté cette année le premier prix au Concours Schumann de Pistoia (mars), le premier prix et le prix du public au Concours Maj Lind d’Helsinki (juin), le premier prix au Concours William Kapell (juillet) et le deuxième prix ex aequo (premier prix non attribué) au Concours Busoni (septembre). Elle est à la fois la seule femme présente en finale et l’aînée des six candidats. Disposant visiblement d’une expérience plus solide que ses cinq prédécesseurs, elle sait installer un climat en quelques notes, dès O Bach de Jolas, qu’elle s’approprie de façon très personnelle et combative, dans un véritable corps à corps avec la partition. Solide et abrupt, le Rondo en la mineur de Mozart étonne par son aspect austère et peu complaisant. Comme les clichés ont la vie dure, c’est toute l’école russe que l’on a l’impression de retrouver dans Chasse-neige, la dernière des Etudes d’exécution transcendante (1851) de Liszt, puissante, généreuse et péremptoire. Suggérant dans les Variations sur un thème de Corelli de Rachmaninov des climats beaucoup plus variés que Junhee Kim quatre heures plus tôt, la Russe en fait un voyage fantastique et inquiétant, avec une manière de dominer le propos qui ne laisse pas de fasciner. Fauré – le Quatrième nocturne (1884) – ne constitue sans doute pas son point fort, mais elle termine sur une Quatrième sonate (1903) de Scriabine bien à son image:une force de la nature qui emporte tout sur son passage, quitte à abuser un peu de la pédale.
Le site du Concours Long-Thibaud
Le site de Betsy Jolas
Simon Corley
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