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Pourquoi pas Katerina Ismaïlova? Paris Théâtre du Châtelet 03/08/2007 - et le 10 mars* 2007 Dimitri Chostakovitch : Katerina Ismaïlova Solveig Kringelborn (Katerina), Alexeï Tanovitski (Boris), Evgeny Akimov (Zinovyï), Vladimir Grishko (Sergueï), Ludmila Dudinova (Aksinia), Vasily Gorushkov (Un paysan miteux), Viacheslav Lukhanin (le Portier, la Sentinelle, le Sergent), Ilya Bannik (le Pope, Un vieux bagnard), Mikhaïl Latushev (le Nihiliste, deux ouvriers, un ouvrier du moulin, un invité ivre, le cocher), Anna Markakova (Sonietka), Tatiana Kravzova (Une détenue), Nikolaï Kamensky (Un contremaître, le chef de police, un boutiquier, un commis)
Chœur de Radio France, Matthias Brauer (direction), Orchestre National de France, Tugan Sokhiev (direction) Une femme frustrée qui gémit enfin de plaisir sous les caresses de son amant. Qui empoisonne son odieux beau-père, se débarrasse de son mari impuissant et veule. Qui est ensuite trompée par celui qu’elle persiste à aimer malgré tout, se jetant enfin avec sa rivale dans un fleuve gelé. C’était trop pour Staline et l’opéra, après deux ans de triomphe, fut interdit en 1936 pour atteinte aux bonnes mœurs et pornographie sonore : la musique n’avait pas à traiter un tel sujet de façon aussi crue. Après vint le dégel, mais il avait ses limites : les passages les plus agressifs furent supprimés ou lissés, où le rôle titre devint moins dangereusement aigu, où le livret fut édulcoré. Lady Macbeth de Mzensk devint Katerina Ismaïlova.
Tugan Sokhiev a-t-il eu tort de choisir cette version ? Elle appartient à l’histoire et elle est de Chostakovitch lui-même – à la différence du Boris Godounov « révisé » par Rimski-Korsakov. Katerina Ismaïlova, même si le fameux épisode orchestral du troisième tableau, avec son glissando de trombone quasi obscène, a disparu, n’en devient pas pour autant une bluette : moins grinçante, l’œuvre est différente, sans avoir perdu en puissance ce qu’elle a gagné en lyrisme, reflétant peut-être aussi, au-delà de la question de la censure, l’évolution musicale de Chostakovitch. L’orchestre semble d’ailleurs encore trop fourni et trop sonore pour la salle du Châtelet – à partir du deuxième acte, les cuivres sont de part et d’autre de la scène. La direction du jeune chef russe, en tout cas, qui a bénéficié du travail préparatoire de Fabien Gabel, étonne par sa maîtrise : sarcastique ou passionnée, toujours implacable, maintenant une tension constante, faisant sonner le National comme rarement, ne confondant jamais la violence et le tapage, dégageant les lignes même au plus fort des tutti – ce qui est essentiel pour restituer l’écriture de Chostakovich, comme celle de Mahler dont il reste si proche.
On ne cherchera pas chez Solveig Kringelborn - qui remplaçait Katarina Dalayman – une voix séduisante et homogène : le timbre paraît plutôt ingrat, les registres mal soudés. Mais elle met tous ses défauts au service d’une impressionnante composition, si bien qu’ils deviennent qualités. Katerina est là, frustrée, blessée, haineuse, amère et moqueuse, puis comblée, apeurée, trahie. La chanteuse norvégienne joue le rôle autant qu’elle le chante – la seule à ne pas avoir de partition devant elle. Elle est fort bien entourée, surtout par le beau-père d’Alexeï Tanovitski, brutal et lubrique à souhait, aussi terrible qu’un Hagen, d’une assurance vocale étonnante. A côté, le mari d’Evgeny Akimov et l’amant de Vladimir Grishko semblent un peu uniformes, un peu interchangeables aussi. Tout cynique et vulgaire qu’il soit, Sergueï doit aussi cacher son jeu et se faire enjôleur. Bravo en revanche au Paysan miteux, aigri et jaloux, de Vasily Gorushkov, vrai soûlard d’opéra russe, supérieur au Chef de police inquiétant mais engorgé de Nikolaï Kamensky, auquel on préfère le Pope émoustillé et le Vieux Bagnard résigné du jeune et prometteur Ilya Bannik, finaliste en 2002 du concours Opéralia. Remarquablement préparés par Matthias Brauer, les chœurs contribuent eux aussi à la réussite de la soirée, une des plus fortes de la saison.
Certains ont déploré que l’opéra ait été donné en version de concert. Quand il n’y a pas un temps mort dans la partition, quand l’orchestre est aussi présent et les chanteurs à ce point investis, on se passe fort bien de mise en scène.
Didier van Moere
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