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Chung dans son élément Paris Salle Pleyel 03/09/2007 - et 18 mars 2007 (New York) Maurice Ravel : Ma Mère l’oye – Concerto pour la main gauche
Igor Stravinski : Le Sacre du printemps
Georges Pludermacher (piano)
Orchestre philharmonique de Radio France, Myung-Whun Chung (direction)
Entamée en 2000, l’association entre Myung-Whun Chung et l’Orchestre philharmonique de Radio France, après un départ spectaculaire, a ensuite suscité des interrogations, voire des doutes, notamment à partir d’une très inégale intégrale Mahler (2004-2005). «Digestion» tardive et difficile des seize années précédentes passées avec un «patron» à la forte personnalité, Marek Janowski? Toujours est-il que si les excellentes impressions, nonobstant avec certains invités de marque (Mikko Franck, Paavo Järvi, Kazushi Ono), s’étaient faites plus rares ces derniers temps, provoquant une inquiétude croissante, l’osmose entre le chef et ses musiciens, qu’il se plaît à appeler ses «anges», paraît plus forte que jamais, alors qu’ils viennent de rendre publique une saison 2007-2008 organisée autour de quatre principaux axes: les grands concertos pour violon du siècle passé, les Russes, la voix (cantates, mélodies, Stabat Mater de Dvorak et même opéra, avec Padmâvati et La Mouche au Châtelet) et les romantiques, en particulier Dvorak. Autre compositeur cher au cœur de Chung, Messiaen, dont les célébrations du centenaire, engagées avec trois concerts au printemps 2008, se prolongeront aux Proms de Londres puis à l’automne.
Bref, à la différence du National, où Kurt Masur laissera très vraisemblablement la place à Daniele Gatti à la rentrée prochaine, l’aventure continue et il n’est pas question pour le directeur musical de quitter une fonction dans laquelle, selon lui, «tout marche», par opposition à l’Opéra de Paris, où «rien ne marchait» et où il était contraint de s’impliquer personnellement bien au-delà de l’artistique. Schönberg, en décembre (voir ici), puis une toute récente Symphonie fantastique (voir ici), corroborant cet état de grâce affiché, ont effectivement ramené le souvenir des premières et riches heures d’une coopération à nulle autre pareille. Et, une semaine plus tard, un programme également destiné à «l’exportation» – un imminent séjour américain, comprenant une étape à Carnegie Hall, avant de nouveaux déplacements en Allemagne (avril) et en Asie (mai) – a non seulement confirmé que ces différents publics ne seront sans doute pas déçus de ce qui leur sera donné à entendre mais que la méthode Chung, ici dans son répertoire d’élection (en dépit d’un étrange Boléro à la rentrée 2006), est toujours capable de porter des fruits magnifiques.
Contrastant, pour le meilleur comme pour le plus aléatoire, avec le style de son prédécesseur, sa manière de laisser se faire la musique autant que possible, de demander à chacun de se comporter en chambriste à l’écoute de l’autre, trouve en effet à s’appliquer idéalement dans Ma Mère l’oye (1911). Bonheur d’autant plus complet que le choix du ballet intégral permet de gagner dix minutes supplémentaires de Ravel, notamment le Prélude et la Danse du rouet, et que l’acoustique de Pleyel offre à de telles orchestrations un cadre parfait, permettant de bénéficier du moindre détail de cette écriture miraculeuse, de ces bois immatériels, de ce contrebasson timbré et articulé ainsi que de ces soli impeccables, justes à tous les sens du terme, du konzertmeister Svetlin Roussev. Au demeurant, la qualité d’attention des spectateurs ne trompe pas, depuis un Prélude prometteur de découvertes jusqu’à un Jardin féerique sans emphase, d’une superbe élévation.
La série «Ravel, Paris, Pleyel» se devait de saluer la première française, qui s’y tint le 19 mars 1937, du Concerto pour la main gauche (1931), évidemment plus fidèle à la lettre comme à l’esprit de la partition que sa création par son dédicataire, Wittgenstein, quelques années plus tôt à Vienne: Jacques Février en était alors le soliste (sous la direction de Münch) et c’est l’un de ses élèves, Georges Pludermacher, qui lui succédait à soixante-dix ans de distance, pour l’une de ses bien trop rares apparitions dans la capitale.
Comme à son habitude, il s’attache manifestement à révéler tout ce qui est écrit. Analytique? Pourquoi pas – si l’on songe davantage à la transparence qu’à la combinatoire – et attentif à la construction, mais singulièrement pudique – caractère ravélien s’il en est – dans la première section, distancié dans la partie «jazzy», comme si le soliste voulait faire porter sur la cadence, introspective et rétrospective, toute la charge méditative et expressive de l’œuvre. L’accompagnement est à l’avenant, jamais massif, et si l’on peut bien sûr apprécier des interprétations plus sombres ou puissantes, plus extraverties ou inéluctables, celle-ci n’en possède pas moins une précieuse authenticité.
Jeux d’eau (1901) vient d’ailleurs rappeler en bis la parution de l’intégrale Ravel de Pludermacher chez TransArt (dont il sera rendu compte sur ce site) mais surtout la subtilité d’un toucher qui ne réduit pas pour autant la pièce à un froid exercice, tant l’élément liquide semble bouillonner dans la partie centrale.
Par coïncidence, après avoir préalablement présenté Le Sacre du printemps (1913) de Stravinski à Pleyel (voir ici), l’Orchestre de Paris et Christoph Eschenbach l’ont également choisi pour s’illustrer au cours d’un périple européen qu’ils ont tout juste achevé. A trois semaines de distance, la confrontation est passionnante, la différence ne se situant pas tant dans la valeur des deux formations que dans les visions respectives de leurs directeurs musicaux. Dès les premières notes, tout est dit, ou presque: fagott contre basson (l’excellent Jean-François Duquesnoy), et, avant tout, phrasé très travaillé, sonorité capiteuse contre force évocatrice, comme une légende venue du fond des âges.
Le Philhar’ a abordé ces «tableaux de la Russie païenne» avec Chung dès mars 2003 (voir ici) à la Cité de la musique, déjà à la veille d’une tournée. Au cours de cette soirée, Chung avait brisé sa baguette en assénant le premier accord des Augures printaniers, ainsi contraint de mener à bien l’essentiel du ballet à mains nues: rien de tel cette fois-ci! L’intensité n’est en rien sacrifiée pour autant, même si prédomine un souci d’objectivité, de finesse et de précision, par exemple dans les attaques, bref, de clarté «à la française»: équilibre jusque dans le soin apporté à ne pas enlaidir outre mesure les timbres, refus des excès et du «tout décibel». Indice révélateur, cette approche tranchante et féline plus que brutale ou sauvage n’écrase pas les cordes, que moult lectures ont tendance à sacrifier. Dès lors, la saturation qui se fait parfois sentir dans cette salle, même avec des phalanges aussi prestigieuses que la Philharmonie de Berlin quelques jours plus tôt, n’est nullement perceptible, en tout cas pas depuis le premier balcon: probablement aussi l’orchestre a-t-il désormais pris ses marques dans ce lieu qui n’est autre que sa «résidence» parisienne.
Décidément, l’esprit d’une tournée soufflait sur ce concert, puisqu’il se conclut par un bis, libéralité d’autant plus exceptionnelle qu’elle se montre particulièrement généreuse. Un bonus d’un quart d’heure – et quel bonus! – La Valse (1920) de Ravel: de même qu’en première partie pour le début du Concerto pour la main gauche, d’ordinaire brouillon et cafouilleux, Pleyel permet de goûter comme jamais aux registres graves des mesures initiales, la suite se montrant plus soyeuse qu’onctueuse, sur le fil étroit entre premier et second degrés, nostalgie et ironie.
Simon Corley
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