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Gesamtkunstwerk Strasbourg Opéra du Rhin 02/14/2007 - et les 24*, 27 février et 1er mars à 20h, le 18 février à 15 h; à Mulhouse (La Filature) les 9 mars à 20h et 11 mars à 15h
Richard Wagner : Das Rheingold
Jason Howard (Wotan), Julian Tovey (Donner), Carsten Suess (Froh), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Loge), Oleg Bryjak (Alberich), Colin Judson (Mime), Clive Bayley (Fasolt), Günther Groissböck (Fafner), Hanne Fischer (Fricka), Ann Petersen (Freia), Alexandra Kloose (Erda), Cécile de Boever (Woglinde), Susanne Reinhard (Wellgunde), Sylvie Althaparro (Flosshilde)
Orchestre phiharmonique de Strasbourg, Günter Neuhold (direction)
David McVicar (mise en scène), Rae Smith (décors et costumes), Vicki Hallam (masques), Paule Constable (lumières), Andrew George (chorégraphie), Paul Kieve (illusionniste)
Il est des productions wagnériennes dont le souvenir perdure en mémoire pendant des dizaines d’années. Si l’on en juge par l’étincelle qui brille dans le regard de «vieux» wagnériens à l’évocation de spectacles légendaires comme le dernier Ring de Wieland Wagner à Bayreuth voire les scénographies d’Herbert von Karajan et Günther Schneider-Siemssen sur l’immense plateau du Grosses Festspielhaus de Salzbourg, certaines réminiscences d’émerveillement restent vives même quarante ans plus tard, aussi durablement imprimées dans l’inconscient que des émois d’enfance très forts. Ce début de Tétralogie strasbourgeoise fonctionnera-t-il de la même façon, demain, dans la mémoire des privilégiés qui l’auront vécu? La réponse est vraisemblablement oui, le caractère fugace de la production y contribuant sans doute (l’étalement du cycle sur quatre ans ne laisse que peu d’espoir de reprise intégrale, tant l’élaboration de chaque élément séparé semble déjà solliciter jusqu'à leurs limites les forces musicales et financières de l’Opéra du Rhin).
Une production historique ? Du moins l’un de ces spectacles phares qui marquent durablement le vécu d’une maison : à Strasbourg la Turandot de Jean-Pierre Ponnelle et Alain Lombard ou l’Elektra de Stéphane Braunschweig et Jan Latham-Koenig peuvent être citées comme autres exemples de ce genre de réussite inespérée, qui propulse soudain une scène moyenne au premier rang international. Gageons même qu’au degré d’accomplissement atteint par ce nouvel Or du Rhin, la critique allemande, réputée carnassière à l’égard de toute mise en scène conventionnelle, se verra contrainte d’y émousser quelque peu ses dents. Et pourtant cette nouvelle production n’apporte pas grand-chose de neuf à notre perception du phénomène wagnérien. Et même, ce spectacle aurait pu tout aussi bien être présenté ainsi il y a trente ans…
Mais entre temps, c’est tout le paysage tétralogique qui a changé, particulièrement en Allemagne (seul pays, de toute façon, où ce massif musical soit représenté vraiment régulièrement) : une prolifération de relectures scéniques qui fondent leur légitimité sur la prétendue impossibilité de représenter Wagner aujourd’hui en suivant, sinon à la lettre, du moins au premier degré, les indications de ses livrets. L’aboutissement du travail présenté par l’Opéra du Rhin se révèle d’autant plus marquant qu’il renverse à nouveau tout le système : un metteur en scène de quarante ans, dont c’est là le premier contact avec le Ring, ose en laisser fonctionner, tout simplement, la magie scénique naturelle. Une situation à vrai dire dangereuse, car il est toujours délicat de laisser s’exprimer l’ensorceleur Wagner sans prendre de distance : les artifices scéniques et musicaux de ce vieux sorcier ont pour but avoué de mettre son public dans une sorte d’état second, propice à la perception d’une série de messages idéologiques dont certains restent évidemment critiquables. Mais qu’importe, il est bien agréable pour un soir de se laisser séduire par une équipe aussi virtuose dans le maniement d’un merveilleux scénique crédible (un vrai dépaysement, un dragon vraiment surnaturel, des escamotages à vue vraiment réussis, rien n'est éludé, ni même bâclé...). Et gageons que c’est bien comme cela qu’un tel spectacle aura été perçu, autant par les initiés que par ceux qui auront eu la chance d’y découvrir là, leur premier Wagner.
Gesamtkunstwerk, ou oeuvre d’art total : on aura garde de ne pas dissocier ici le travail du metteur en scène de celui de sa décoratrice et de son éclairagiste. Voire, on se demande si ce n’est pas l’apport de ces deux-là qui se révèle le plus déterminant. Le dispositif scénique conçu par Rae Smith est d’une simplicité faussement rudimentaire : une sorte d’auge glaciaire métallique d’un côté, deux conséquents carrés rocheux de l’autre, une plaque géométique métallique qui descend des cintres pour les Scènes II et IV, et c’est tout. Un dépouillement que les éclairages de Paule Constable viennent réveiller sous des aspects à chaque fois différents, y faisant surgir une multiplicité de reflets et de matières, véritable tour de force qui peut paraître transporter tout un décor du fond de l’eau au sommet d’une montagne sans qu’en fait quoi que ce soit n’y change. Les costumes déploient eux aussi une imagination que l’on n’avait pu déceler jusqu’ici que dans les créations dessinées pour Bayreuth par la plasticienne Rosalie (il paraît d’ailleurs peu probable, en voyant les géants de cette production strasbourgeoise, que ce souvenir là n’ait pas fonctionné).
Confronter l’Or du Rhin à l’imagerie de mythes originels plus variés que les seules divinités scandinaves n’est pas un concept nouveau (on pense au Ring du Mariinsky de Saint-Pétersbourg, encore que beaucoup plus rudimentaire en comparaison). Simplement l'idée est développée harmonieusement, sans dogmatisme, les symboliques religieuses, qu’elles soient nordiques, africaines, bouddhistes ou hindouistes restant utilisées à des fins strictement illustratives. Ce qui peut d’ailleurs agacer quand l’imagerie s’impose avec trop d’insistance par rapport à la relative vacuité du propos (les multiples bras rouges qui escortent un Loge asexué, sorte de divinité hindoue androgyne fréquemment assortie de deux danseurs qui gesticulent derrière lui, encombrant plus que nécessaire un plateau déjà relativement exigu). Mais dans l’ensemble le système fonctionne bien, notamment grâce à l’utilisation de nombreux masques, traités comme les accessoires indispensables d’une divinité fragile (dès que Freia disparaît les masques sont confisqués et les dieux s’étiolent). La pertinence de la direction d’acteurs de David McVicar, à quelques manques de crédibilité près, captive sans paraître lourde, même si l’on peut toujours discuter ceci où cela (la matérialisation de l’Or du Rhin sous la forme d’un personnage uniformément doré, métaphore ni clairement lisible ni très fonctionnelle scéniquement…). Il est simplement dommage que l’obstination du metteur en scène à maintenir l’image d’un Wotan épuisé physiquement, du moins jusqu’à ce qu’il ait retrouvé son masque au milieu de la Scène IV, nuise aussi durablement à la prestance du personnage.
Vocalement, Wotan ne paraît guère sûr de lui non plus. Et pourtant, pour qui connaît Jason Howard depuis quelques années (il était déjà venu chanter à Strasbourg un remarquable Prospero, dans The Tempest de Thomas Adès), il est patent qu’il s’agit bien là d’un futur titulaire crédible pour ce rôle lourd. Même si pour l’instant son approche n’est pas encore fonctionnelle (un certain manque de volume) ni même agréable (beaucoup d’intonations tantôt gutturales tantôt creuses), il faut bien rappeler que des voix encore bien plus laides font actuellement carrière dans cet emploi, y compris à Bayreuth, sans que l’on en prenne ombrage. De toute façon aucun autre chanteur de la distribution ne peut le dominer, à l’exception d’un impressionnant rival : l’Alberich tonnant d’Oleg Bryjak. Même le Loge de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, très acclamé, ne dispose pas d’un patrimoine vocal enthousiasmant (en revanche la clarté de la projection et l’investissement du texte sont effectivement brillants). On n’oubliera pas l’opulente Fricka de Hanne Fischer, mais Freia paraît peu rayonnante, Fasolt curieusement atone, les Filles du Rhin manquent d’homogénéité, Froh est discrètement enroué, Erda se révèle franchement dépassée… peu importe, tant la réussite d’ensemble fait oublier ces insuffisances ponctuelles. La priorité est laissée à la qualité de la narration : le bref prologue très animé et vivant qu’est l’Or du Rhin peut s’accommoder aisément de ce genre de distribution vocalement moyenne. Les journées ultérieures imposeront en revanche de recruter des chanteurs plus solides.
Autre inconnue pour l’avenir de ce cycle : les possibilités actuelles de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, d’autant plus que ses musiciens risquent une dépression collective à force de se faire aussi régulièrement étriller par la presse. La programmation ambitieuse de Nicholas Snowman place régulièrement ces temps-ci l’Opéra du Rhin sous les feux de la critique nationale voire internationale, qui ne manque pas de déplorer à chaque fois les insuffisances, malheureusement patentes, de ce qui sort de la fosse du vieux théâtre de la Place Broglie.
Et pourtant Günter Neuhold, le maître d’œuvre de ce nouveau Ring, est un wagnérien chevronné (on a pu l’entendre pendant son mandat de Generalmusikdirektor à Karlsruhe dans une Tétralogie d’un niveau assez recommandable, d’ailleurs immortalisée par le disque). Il veille efficacement aux grands équilibres, ne couvre jamais le plateau, semble mener tout son monde d’une battue lisible… Tirant apparemment certaines leçons d’une première hasardeuse, l’orchestre nous a paru très décent ce soir-là, les cuivres faisant même de gros efforts pour «rester dans les clous» (quelques pains ici ou là, mais rien de monstrueux). Cela dit, cette prudence se solde par une audible raideur, les interludes orchestraux semblant exacerber à chaque fois une laideur des cordes aiguës (ou du moins de ce que l’acoustique en restitue) qui ailleurs reste plus discrète. Quant aux grands éclats qui encadrent la Scène III, voire l’Entrée des dieux au Walhalla, ils sont réduits à des ponctuations trop prudentes pour impressionner vraiment. Simples difficultés d’écoute mutuelle dans une fosse inadaptée, ou malaise plus profond... En tout cas force est de constater que même un soir de bonne motivation les moyens orchestraux disponibles à l’Opéra du Rhin se limitent à ce genre d’honnête pis-aller. C’est un peu déprimant.
Laurent Barthel
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