Back
Deux maîtres du mystère Paris Opéra Garnier 01/26/2007 - et les 28 & 30 janvier, les 4*, 6, 8, 13 & 16 février Leoš Janáček :Journal d'un disparu
Béla Bartók : Le Château de Barbe-Bleue Michael König (l’Homme), Hannah Esther Minutillo (la Femme), Hye-Youn Lee, Letitia Singleton, Cornelia Oncioiu (Trois Voix féminines) ; Willard White (le Duc Barbe-Bleue), Béatrice Uria-Monzon (Judith), Maurice Bénichou (voix enregistrée du Prologue). Orchestre de l’Opéra national de Paris, Gustav Kuhn (direction). Mise en scène : La Fura dels Baus. L’attrait de l’autre, que l’on suit au point de s’exiler soi-même dans un ailleurs inconnu, c’est, nous disent la Fura dels Baus et Jaume Plensa, aussi bien le sujet du Journal d’un disparu de Janáček que celui du Château de Barbe-Bleue de Bartók. Même si, entre l’homme et la femme, le chemin est inverse : la Tzigane attire le disparu, Barbe-Bleue attire Judith. Qu’advient-il au juste, quand les uns et les autres se sont ou ne se sont pas rejoints ? Le sait-on vraiment ? Ce mystère autorisait donc l’appariement des deux œuvres, l’opéra de Bartók ne pouvant, à lui seul, remplir une soirée.
Reste à savoir s’il fallait, du coup, orchestrer le chef-d’œuvre de Janáček, exposer l’intimité du Disparu sur une scène d’opéra. L’œuvre n’y gagne pas beaucoup : il est des partitions qui appellent l’orchestre, on doute que ce soit le cas de celle-là, surtout si l’on prétend, comme Gustav Kuhn, l’orchestrer alla Bartók pour justifier l’enchaînement, sans pause, avec Le Château. Alla Bartók ? Pas vraiment, ou pas seulement : ces fanfares de cuivres, par exemple, viennent tout droit de Janacek. On ne reprochera donc pas au chef de dévier de sa route.
On le sait bien : la Furia dels Baus, c’est l’opéra high tech, laser et video. Cela nous a valu d’excitantes réussites comme La Damnation de Faust salzbourgeoise et de grotesques ratages comme La Flûte importée de la Ruhr à Bastille. Dans les deux cas, une espèce d’exubérance. Rien de cela dans la soirée proposée à Garnier : tout est sobre et sombre. Le Disparu est pris au piège de la Tzigane, on voit d’abord sa tête – chacun se rappelle aussitôt Madeleine Renaud dans Oh ! les beaux jours de Beckett -, puis son buste émerger sur la scène. Parfois des corps rampent autour de lui, incarnations de ses fantasmes. Jusque là, tout va bien. Mais faire de la Tzigane une pute venue de l’Est est un contresens : parce que la Tzigane n’est pas une prostituée – Carmen ne l’était pas non plus, d’ailleurs -, parce que réduire l’histoire à une dimension purement sexuelle, à une initiation purement érotique, détruit tout le mystère de l’œuvre. De là à faire du pauvre homme un nouveau Jean-Baptiste brandissant sa propre tête, victime d’une Salomé fatale, il n’y a qu’un pas dans le contresens, allègrement franchi. Heureusement Michael König est remarquable, Disparu à la fois extasié et souffrant, voix homogène à l’émission haute. On retrouve avec plaisir Hannah Esther Minutillo, déjà vue dans La Clémence de Titus, aussi agréable à regarder qu’à écouter.
Le Château de Barbe-Bleue échappe à ces schématisations : l’étreinte du couple sur le lit, alors que surgissent les ombres des femmes aimées avant Judith, n’a rien que de légitime. Perdus dans l’immensité, décuplée par le vide, de la scène plongée dans la pénombre, les deux protagonistes n’ont guère de chance de se rejoindre. Et, cette fois, le mystère est bien là, entretenu par de subtils jeux de lumière, avec cette pluie, à la fin, qui noie définitivement tout espoir. Encore que la projection vidéo des escaliers du palais Garnier où errent Barbe-Bleue et Judith, loin d’ajouter quoi que ce soit – sinon un effet de mise en abyme inutile et rebattu -, risque souvent de l’émousser. Mieux vaut entendre Gustav Kuhn ici que dans La Clémence de Titus, même si sa direction oriente plutôt l’œuvre du côté de l’opéra post-wagnérien que de celui d’une modernité prophétique. Ce n’est pas lourd pour autant, et c’est théâtral. Béatrice Uria-Monzon semble confirmer ses louables efforts articulatoires et incarne une très convaincante Judith, troublante et troublée, entre le mezzo et le soprano, ce que veut justement le rôle. Willard White convainc tout autant, avec ce timbre sombre et gris, cette humanité résignée, ce refus de noircir le personnage pour en préserver, là aussi, le mystère.
Pour Bartók plus que pour Jánaček, qu’on préfère dans sa version originale avec piano.
Didier van Moere
|