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Les poilus à Carthage

Strasbourg
Opéra du Rhin
10/25/2006 -  et les 30 octobre, 2, 5 et 9* novembre à Strasbourg, les 19 (15h) et 21 novembre à Mulhouse (La Filature)

Hector Berlioz : Les Troyens

Robert Chafin (Énée), Sylvie Brunet* (Cassandre), Béatrice Uria-Monzon* (Didon), Lionel Lhote* (Chorèbe), Cyril Rovery* (Panthée et le dieu Mercure), François Lis* (Narbal et l'Ombre d'Hector), Eric Laporte* (Iopas), Valérie Gabail* (Ascagne), Marie-Nicole Lemieux* (Anna), Sébastien Droy* (Hylas et Hélénus), Jean-Philippe Emptaz* (Priam et la sentinelle), Raphaël Marbaud (Un chef grec et 2e sentinelle), Jens Kiertzner (Coryphée), Frédérique Létizia (Hécube), Young-Min Suk (Prêtre de Pluton), Chœurs de l'Opéra national du Rhin, Chœurs auxiliaires, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Michel Plasson (direction)
Andreas Baesler (mise en scène), Hermann Feuchter (décors), Gabriele Heimann (costumes), Gerard Cleven (lumières)
(*Prises de rôles)

La direction de l’Opéra du Rhin a beaucoup investi dans ces Troyens, accomplissant même l’exploit d’y réunir une distribution largement francophone. Et que l’on ait confié la direction musicale du spectacle à Michel Plasson, spécialiste reconnu en matière de musique française, affirme encore davantage le souci de rigueur stylistique qui semble avoir prévalu à toutes les étapes de l’élaboration du projet.


Parvenu au terme de cette longue soirée, utilement aérée par une pleine heure d’entracte entre les deux «époques», c’est bien une série d’excellents souvenirs musicaux que l’on préfère en conserver. Il sera difficile d’oublier l’assurance dramatique de Sylvie Brunet en Cassandre, fantastique investissement du texte sur l’intégralité d’une tessiture impérieusement maîtrisée, ni la lente maturation en scène de la Didon de Béatrice Uria-Monzon, dont la sobriété initiale rendra ensuite d’autant plus bouleversants les éclats déchirants de la scène finale. Et même l’Enée très critiqué de Robert Chafin réussit un parcours honorable. Certes il s'agit d'une voix héroïque un peu gauche, voire fragilisée par de mauvaises habitudes techniques, dont il est facile de se moquer. Mais même si l’insécurité de l’aigu peut sembler pénible, force est de constater que la plupart des difficultés du rôle sont honorablement négociées, notamment l’entrée d’Enée à l’acte I et le redoutable « Inutiles regrets » de l’acte V.


Quant au nombreux seconds plans, que Berlioz sollicite plus épisodiquement mais sans jamais les ménager, ils sont d’une remarquable égalité de niveau. Distribuer Marie-Nicole Lemieux dans Anna est un vrai luxe, qui nous vaut un splendide duo avec Didon. Le jeune et prometteur Lionel Lhote déclame clairement le rôle de Chorèbe, avec une voix de baryton chaleureuse et homogène. Son seul vrai malheur est d’être souvent éclipsé par les éclats de sa partenaire (mais comment reprocher à Sylvie Brunet de monopoliser si naturellement l’attention ?). A Carthage, François Lis éprouve moins de difficultés à imposer un Narbal stylistiquement juste, malheureusement entaché de fréquents problèmes d’émission et de placement de voix (l’intervention d’un bon professeur de chant serait utile). Eric Laporte fait valoir d’évidentes qualités de timbre et de phrasé dans l’air d’Iopas, Sébastien Droy chante à ravir le rôle miniature d’Hylas… Finalement, à part quelques rares prestations trop neutres (l’Ascagne difficilement audible de Valérie Gabail) et les quelques accidents qu’Enée ne parvient pas à éviter, le niveau vocal de ce spectacle se révèle constamment passionnant.


On est moins à la fête du côté de la fosse d'orchestre. Michel Plasson cherche à individualiser les timbres variés de l’orchestration berliozienne, travail analytique qui vise à aérer beaucoup, voire à imposer même dans les passages chargés une lisibilité digne d’une formation de chambre. Et les climats obtenus sont parfois convaincants. Mais cette démarche souffre de l’acoustique de la fosse, qui semble trop souvent évider le son de sa substance, et des aléas de forme de certains pupitres de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, dont chaque défaut se trouve impitoyablement souligné par cette absence d’enrobage. S’ajoutent à cela les ravages d’une gestique parfois déconcertante, qui ne peuvent que déstabiliser un orchestre qui n’a pas l’habitude de travailler avec Plasson (on compatit avec le harpiste Pierre-Michel Vigneau, isolé au fond de la scène pendant l’air d’Iopas et tentant sans succès de se caler sur cette battue allusive qui ne l’aide guère…). Au fil des heures, on parvient cependant à s’habituer à cette ambiance sonore sourde et un peu lacunaire, qui nous vaut quand même quelques beaux moments. Cela dit, force est de constater qu’à l’heure actuelle l’Opéra du Rhin est certes affecté par la méforme chronique de ses orchestres, mais plus encore par l’indigence du confort sonore et visuel offerts par sa salle, inacceptables aujourd’hui.


Et puis n’oublions pas qu’il fallait aussi, pour rester dans le vent, compromettre ce projet brillant par une bonne dose de n’importe quoi scénique, selon une recette désormais bien éprouvée. Après l’intéressante Lulu présentée ici-même l’an dernier (lire ici), on pouvait attendre mieux d’Andreas Baesler que ce travail incohérent, qui fait regretter que l’on n’ait pas opté pour une version de concert. Que dire de la transposition de la première partie pendant la guerre de 1914-1918 ? Elle pourrait fonctionner, mettant l’accent sur l’enlisement tragique du conflit en Grecs et Troyens pendant de trop nombreuses années de guerre de position. Mais concrètement la réalisation est déficiente, emprisonnée dans un dispositif trop petit et surencombré où l’on piétine sur place (inutile de se plaindre de la coupure des ballets : indépendamment de toute considération esthétique, on voit mal où l’on aurait pu leur ménager le minimum d’espace nécessaire). Par ailleurs, tout ce qui relève ici de l’apparat de la monarchie troyenne, certes fragilisée mais encore souveraine, apparaît constamment grotesque, d’un ridicule en totale contradiction avec la gravité de propos que le metteur en scène cherche par ailleurs à conserver.


Passons sur le cheval de bois, dont la représentation n’est jamais facile (c’est autour d’un gigantesque canon monté sur rails que la foule troyenne se répand en chants d’allégresse… on laisse le lecteur imaginer à quel point tout cela est crédible et visuellement intéressant). En revanche, soulignons de rouge l’invraisemblance du suicide collectif des Troyennes, qui au lieu de se poignarder avalent un poison particulièrement foudroyant (encore plus expéditif que du cyanure, apparemment). Et puis regrettons enfin l’absence de crédibilité de ces situations guerrières où l’on avance en agitant vaguement son arme dans tous les sens, quitte à viser le dos du collègue placé juste devant. L’apprentissage du théâtre lyrique comportait naguère, eh oui, des cours de maniement d’épée par un maître d’armes, afin d’assurer à d’éventuels duels ou combats à l’arme blanche davantage de crédibilité. Serait-il à présent plus utile de les remplacer par quelques heures d’instruction dans le maniement du fusil d’infanterie ?
Mais tout cela ne relève-t-il pas en fait du faux problème ? Ne va-t-on pas finir par reconnaître, à force d’échecs, qu’un traitement prudemment intemporel et dépouillé de ce genre de situation mythique s’avère finalement moins dangereux qu’une réactualisation inaboutie, qui donne surtout au spectateur l’impression d’avoir pris place devant autre film que celui qu’il est venu voir ?


A Carthage, le décalage historique s’accentue encore un peu, puisqu’on se situe à présent dans l’apparente sérénité de l’après 1945, entre mer et désert. Tout n’est ici en principe que calme, élégance et volupté, ce qui en termes de Regietheater allemand se traduit donc immanquablement par : canapés blancs, coupes de champagne et tenues de soirée (laides et raides, dans le plus pur goût des vitrines chic d’Outre-Rhin). Pour ces trois derniers actes, l’imagination du metteur en scène se volatilise, ne se distinguant plus que par quelques trouvailles ineptes et un nombre inimaginable de maladresses. Ah, ces tournesols dont on bombarde Didon, qui tombent régulièrement sur scène avec leur bruit sec de fleur en plastique et dans lesquels on se prend ensuite les pieds. Ah, ce bout de ballet stupidissime d’esclaves nubiennes (quitte à en laisser subsister le minimum, fallait-il vraiment sélectionner le passage dansé le plus ridicule de la partition ?). Ah la monstrueuse bêtise de ce chœur final où tout le monde vient obstruer le cadre de scène en brandissant des affichettes tirées à l’imprimante laser, comme pour une ultime manif d’intermittents du spectacle. Ce n’est ni «moderne», ni «créatif», c’est tout simplement pitoyable et désolant. Et le public, même s’il ne réagit pas violemment, s’en rend évidemment compte. Après l’échec scénique déjà cuisant de son récent Don Carlos (lire ici), l’Opéra du Rhin se doit à présent de redresser la barre rapidement.



Laurent Barthel

 

 

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