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Les jeux ne sont pas faits Paris Salle Gaveau 12/01/2004 -
Edition piano, cette année, pour le Concours Long-Thibaud, avec un jury présidé par Marek Janowski et comprenant par ailleurs de précédents lauréats, français – Olivier Gardon (deuxième grand prix 1973), Pascal Rogé (premier grand prix 1971) et Jacques Taddei (deuxième grand prix 1973) – ou étranger – Victor Eresko (premier grand prix 1963) – ainsi que des musiciens et pédagogues de renom (Sulamita Aronovsky, Alfons Kontarsky, Michie Koyama et Sergio Perticaroli).
Les premières épreuves ont fait émerger parmi les quarante-neuf candidats sélectionnés (sur cent soixante-six inscrits) – trente-sept s’étant finalement présentés – six finalistes, auxquels il restait encore à affronter deux obstacles.
D’une part, un récital d’une heure, dont la liberté n’est contrainte que par deux figures imposées: au moins une œuvre de Fauré au choix, en souvenir des affinités que Marguerite Long entretenait avec le compositeur, et une œuvre spécialement écrite par Richard Dubugnon (né en 1968) pour cette édition, intitulée Sonate phonomorphique (opus 33). «Sonate» en ce qu’elle oppose deux cellules musicales de caractère contrasté, «phonomorphique» parce que «les thèmes musicaux vont se transformer au niveau du son, de la dynamique, de la hauteur et du rythme lors du déroulement de l’œuvre» – mais la plupart des musiques ne répondent-elles pas à une telle définition? Cela étant, cette partition d’une durée de huit minutes, sorte d’habile et séduisante toccata fortement rythmée, scintille et résonne tour à tour, comme de lointains échos de Messiaen.
D’autre part, un concerto dont le choix est partagé entre le candidat, qui en sélectionne deux sur une liste de dix, et le jury, qui retient l’un des deux ainsi sélectionnés. C’est grâce à cette nouvelle méthode que la seconde partie, qui se tiendra le 4 décembre à Radio France, fournira l’occasion d’entendre six concertos différents, alors que Marek Janowski se souvient certainement encore d’avoir dû diriger cinq des six finalistes dans le Concerto pour violon de Sibelius lors de l’édition 1999…
Sachant que le jury se prononce bien évidemment au vu de l’ensemble des épreuves, le récital a permis de se faire une première idée sur les six rescapés: deux Chinois (sur quatre sélectionnés), deux Français (sur huit), un Italien (sur deux) et un Russe (sur six), l’imposante délégation japonaise (onze sélectionnés) ayant ainsi totalement disparu à l’issue des demi-finales. Plus de six heures de musique –fort peu de doublons et même un éventail assez varié, même si Ravel et Prokofiev ont été particulièrement bien servis – dont il convient de dire d’emblée qu’elles ont révélé, à la grande satisfaction d’un public venu très nombreux, un niveau technique globalement impeccable, celui de pianistes déjà familiers de la scène et des concours internationaux. Les jeux sont donc loin d’être faits et il faut donc espérer que la différence se fasse sur les personnalités, leurs interprétations et, en fin de compte, leur musicalité.
Attentisme
Ayant la difficile mission de débuter, Pavel Dombrowsky (vingt-deux ans) s’illustre dès la Sonate phonomorphique par des doigts d’acier que l’on ne peut s’empêcher d’associer à l’école russe. Très droite, la Dixième barcarolle (1913) de Fauré souffre en revanche d’un toucher dépourvu de chaleur. Ensuite, les Miroirs (1905) de Ravel suscitent des impressions mitigées: souci d’articulation contrecarré par un excès de pédale (Noctuelles), atmosphère plus tendue (Oiseaux tristes), distance et manque de respiration (Une barque sur l’océan), insuffisance de couleurs et d’envergure (Alborada del gracioso), intériorité peu éloquente (La Vallée des cloches). Très long (soixante-dix minutes), ce récital se conclut par la Sixième sonate (1940) de Prokofiev: objective sans la moindre concession à l’expression, pas même dans le Tempo di valzer lentissimo, elle ne s’en achève pas moins, dans le Vivace, sur une impressionnante démonstration. Demeure cependant le sentiment que le pianiste russe, sans manquer pour autant d’assurance, a été quelque peu tétanisé par l’enjeu. Peut-être le Troisième concerto de Beethoven lui permettra-t-il de faire connaître une autre facette de son talent.
Flamboyance
Avec Mu Ye Wu (dix-neuf ans), troisième prix du Concours Busoni en 2003, le changement est on ne peut plus radical tant dans le répertoire, exclusivement orienté sur le XIXe (même le Fauré «obligé»), que dans le jeu. L’œuvre de Dubugnon sonne ainsi de façon beaucoup plus contrastée, comme parcourue par un esprit malin. Assez sage, la Première barcarolle (1880) de Fauré laisse place à une Deuxième barcarolle (1885) quasi lisztienne. Le pianiste chinois termine sa brève prestation (cinquante-quatre minutes) par la Troisième sonate (1853) de Brahms, évoquant davantage Rachmaninov que le maître de Hambourg: toucher tendant à la dureté, sonorité parfois métallique et, surtout, absence de conception d’ensemble au profit d’un butinage anecdotique, qui confère à cette sonate un caractère plus grandiose que réellement titanesque. On est bien loin de toute la chaleur, la rondeur, la profondeur et la poésie que Paul Badura-Skoda en tirait deux jours plus tôt dans cette même salle (voir ici), même si la mise en valeur du chant et l’abattage déployé dans le Finale forcent l’admiration. Mu Ye Wu sera confronté samedi au Troisième concerto de Bartok.
Coup de poing
«Vétéran» de cette finale (il vient d’avoir vingt-cinq ans), Alberto Nosé possède déjà à son palmarès un deuxième prix au Concours Busoni en 1999 et un cinquième prix au Concours Chopin en 2001. Il a soigneusement construit son long programme (soixante-dix minutes), étant l’un des deux seuls à ne pas commencer par Dubugnon, mais par les Variations symphoniques (1835) de Schumann: s’il faut saluer la prise de risque et la prouesse athlétique de l’Italien, son approche, brutale, saccadée et hachée, tient davantage des Variations Paganini de Brahms et souligne exclusivement le volontarisme du propos sans en faire ressortir la sensibilité. Il montre pourtant, dans le Sixième nocturne (1894) de Fauré, narratif et romantique, une remarquable capacité à nuancer le son et les attaques. Aucune chute de tension dans la pièce de Dubugnon, dansante et fantasque jusqu’à l’hystérie. Comme pour Pavel Dombrowsky, c’est la Sixième sonate de Prokofiev qui ferme la marche: il y suggère davantage de perspectives expressives que le Russe, notamment dans le troisième mouvement, même s’il préfère toujours cultiver le côté «barbare», violent et percussif du texte, au détriment de ses zones d’ombre et de ses ambiguïtés. Mais son Premier concerto de Liszt vaudra sans doute le déplacement.
Quelques grammes de finesse dans un monde de brutes
Née à Moscou, Vera Tsybakov vit en France depuis onze ans et a été naturalisée voici cinq ans. Désormais âgée de vingt-deux ans, elle a notamment été l’élève d’Olivier Gardon, Brigitte Engerer et Roger Muraro. Comme Alberto Nosé, elle esquive d’abord Dubugnon pour se lancer dans le Tombeau de Couperin (1917), d’autant plus en situation que sa Toccata finale est dédiée à la mémoire du musicologue Joseph de Marliave, le mari de Marguerite Long, créatrice du recueil. La grande dame du piano français n’aurait d’ailleurs pas nécessairement désavoué ce jeu très articulé, plus soucieux de minutie digitale que de timbre ou de puissance. Cette tentation d’une raideur un peu mécanique est compensée par des partis pris inattendus, sortes de libres parenthèses dans un flux par ailleurs très contrôlé. Elle apporte un raffinement jusqu’ici inconnu dans le morceau de Dubugnon, moins tellurique, mais plus aérien que celui de ses prédécesseurs. Allant, le Sixième nocturne apporte enfin à Fauré la subtilité qui ne lui avait pas encore été pleinement accordée jusqu’alors. La Sonate en mi majeur (K. 162, 1752) de Scarlatti, délicieusement ciselée mais avec un important rubato, conduit au Quatrième scherzo (1842) de Chopin, où chic et légèreté prédominent, avec un Trio tout en retenue. Dès lors, au vu de ces cinquante-cinq minutes passées en finesse plus qu’en force, le Dix-septième concerto de Mozart, qui lui a été assigné par le jury, paraît tout à fait approprié.
Imprévisible
Rompant la monotonie que peut engendrer un concours, c’est souvent qu’une figure se détache par son caractère original, voire son excentricité, sans toutefois s’imposer ipso facto comme l’incontestable vainqueur de la compétition. Siheng Song, deuxième prix du Concours de Porto en 2001, élève à l’Ecole normale de musique depuis trois ans, tient ici ce rôle, abordant la Sonate phonomorphique de façon plus lente que les autres concurrents, mais bien plus mystérieuse et incantatoire. Dans une Cinquième barcarolle (1895) de Fauré pas très idiomatique, il fait néanmoins preuve d’une belle exubérance. La suite de son récital (soixante-deux minutes) consiste en une succession de pièces relativement brèves, avec cinq extraits du Premier livre (1910) des Préludes de Debussy: tour à tour mat (Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir) et moelleux (Voiles), le pianiste chinois déclenche des tornades martelées (Ce qu’a vu le vent d’ouest) et donne dans le technicolor (La Cathédrale engloutie), avant une Danse de Puck décidément peu orthodoxe. Dramatique et haute en couleur, La Vallée d’Obermann, extraite de la Première année des Années de pèlerinage (1854) de Liszt, est suivie de La Valse (1920) de Ravel: choix non seulement périlleux mais assez étrange, s’agissant d’une œuvre essentiellement orchestrale, mais défendu avec un indéniable panache et dans une vision plus hollywoodienne que ravélienne. Dans ces conditions, son Premier concerto de Prokofiev s’annonce très prometteur.
Maturité
Bien que benjamin de cette finale, Jean-Frédéric Neuburger, deuxième prix du Concours José Iturbi de Valence en 2004, se présente, comme la plupart des autres candidats, précédé d’une renommée flatteuse. Force est de constater qu’en cinquante-cinq minutes, malgré son jeune âge (dix-huit ans), il n’aura nullement déçu les attentes placées en lui, ne le cédant en rien, bien au contraire, à ses aînés en maturité et en autorité. Dans la sonate de Dubugnon, peut-être parce qu’il est également compositeur, il est le seul à imprimer une direction aussi nette au discours, tout en le laissant s’épanouir pleinement. Mozart pourrait sembler incongru dans ces arènes de la virtuosité, mais on sait que sa difficulté est bien plus d’ordre esthétique que technique. Le Français a en outre opté pour le rare Rondo en la mineur (1787), où il se livre à une stupéfiante et captivante leçon de style: rhétorique sans être pesant, nuancé avec attention mais sans affectation, son Mozart n’est ni ancien, ni moderne, mais simplement vrai et intemporel. Refusant résolument toute facilité, Neuburger s’aventure dans le Treizième nocturne (1921), ultime de la série, restituant probablement le Fauré le plus juste et le plus construit de la journée. Comme il y a quelques semaines dans le cadre de «Jeunes talents» (voir ici), il offre enfin une Huitième sonate (1944) de Prokofiev éblouissante de rigueur, d’intelligence et de concentration, sans la moindre esbroufe, avec un premier mouvement d’une hauteur de vue intimidante, un Andante sognando effectivement rêveur et délicat plus qu’ironique ou humoristique et un Vivace final mordant et jubilatoire, puissant sans être massif. C’est le Second concerto de Liszt qui lui échoira… précisément celui qui avait déjà souri à la France en 1998, menant alors Cédric Tiberghien à la victoire.
Le site du Concours Long-Thibaud
Simon Corley
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