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Les anges de la création

Paris
Théâtre du Châtelet
11/23/2004 -  et 26, 28, 29 novembre 2004
Peter Eötvös : Angels in America
Barbara Hendricks (L’Ange, la Voix), Julia Migenes (Harper Pitt, Ethel Rosenberg, L’Ange Antartica), Roberta Alexander (Hannah Pitt, Rabbi Chemelwitz, l’Ange Asiatica), Daniel Belcher (Prior Walter), Topi Lehtipuu (Louis Ironson, l’Ange Oceania), Omar Ebrahim (Joe Pitt, Prior 2, l’Ange Europa), Donald Maxwell (Roy Cohn, Prior 1, l’Ange Australia), Derek Lee Ragin (Belize, Monsieur Bobards, la femme du Bronx, l’Ange Afracanii)
Ensemble de 16 solistes, Peter Eötvös (direction)
Philippe Calvario (mise en scène)



C’est l’un des grands événements de la saison lyrique à Paris, l’un des plus attendus et, il faut le dire, il n’aura pas déçu : le hongrois au regard rusé Peter Eötvös offre avec Angels in America, donné en création mondiale, une œuvre marquante, originale, forte.


La pièce de théâtre Angels in America, écrite en 1987 par le dramaturge américain Tony Kushner (né en 1956), est sous titrée «Fantaisie gay sur des thèmes nationaux» et décrit le cataclysme qu’a représenté le sida dans la communauté homosexuelle et parmi les proches. On pense au Déclin de l’empire américain (le film de Denys Arcand, réalisé en 1987 également) mais dans une tonalité plus sombre et avec un trait plus appuyé. La pièce apporte un contrepoint très libéral (au sens américain) aux années Reagan en mettant en scène une apparition de l’espionne communiste condamnée à mort en 1953 Ethel Rosenberg (que Kushner, comme d’autres, présente comme innocente) et un avocat républicain arriviste qui a eu le malheur de ne pas faire son outing (Roy Cohn). Car le surnaturel est convoqué, avec des anges - un peu bizarres tout de même, ils prennent du Valium et veulent attaquer Dieu en justice ! - et qui traduisent ainsi les dérèglements profonds et les doutes existentiels des personnages frappés par la tragédie de la maladie, ou par les désillusions (Harper Pitt qui découvre que son mari devient homosexuel). L’espoir fait son apparition à la dernière scène, de façon un peu simpliste et édifiante néanmoins, avec une morale qui ne vise pas très loin, la vie c’est «foncer»... jusqu’à la prochaine catastrophe ? En somme, une galerie de personnages hauts en couleurs, un théâtre nerveux, une ambiance délétère, des pointes d’ironie acides, de l’imaginaire vraiment très surprenant : un livret idéal pour l’opéra !


Avec la complicité de sa femme (Mari Mezei) qui l’adapté pour la scène lyrique (en gardant la langue anglaise), Peter Eötvös trouve ainsi un matériau idéal offrant rythme, variété de situations, et une grande richesse d’évocations, de la crudité à l’onirisme. Le compositeur hongrois opte pour une formation originale composée de seize solistes (citons les excellents Cécile Daroux à la flûte, Daniel Ciampolini aux percussions ou Nadine Pierre au violoncelle), dont deux guitares, ce qui confère à son orchestration une grande mobilité et une certaine aridité, mais compensée par une utilisation de l’électronique. Faisant preuve d’une grande inventivité, Eötvös navigue du cabaret à l’Opéra avec ses grands airs, du musical à la musique de chambre, du nocturne à l’agitation frénétique, de l’intimité à la foule, de l’humour à la gravité, et ce toujours dans une remarquable clarté d’énonciation et sans aucun temps mort durant les deux heures dix que dure l’œuvre. Les voix des chanteurs sont amplifiées, pour mieux facilement passer du parlé au chanté, sans que cela ne gêne l’écoute.


L’excellente distribution vocale offre des personnalités captivantes, comme Daniel Belcher dans le rôle principal, émouvante incarnation de la jeunesse terrassée par la maladie, Topi Lehtipuu, saisissant Méphistophélès new-yorkais, le cynique Donald Maxwell, le séraphique Derek Lee Ragin. Parmi les femmes citons Julia Migenes, aussi remarquable en femme délaissée qu’en ange sardonique, et Roberta Alexander, formidable actrice. A partir d’espaces modulables et de quelques accessoires, Philippe Calvario réalise une mise en scène limpide. L’ovation du public le confirme, le compositeur de Trois sœurs (1998, lire ici) réalise avec Angels in America une grande réussite lyrique et démontre qu’il fait partie des compositeurs les plus intéressants de notre temps.





Philippe Herlin

 

 

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