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One man show Paris Théâtre des Champs-Elysées 11/21/2004 - Antonio Vivaldi : Concertos pour violon opus 3 n° 6, RV 356, et n° 9, RV 230 – Concerto pour violon et hautbois, RV 548 – Concerto pour deux violons, RV 507 – Les Quatre saisons, opus 8, n°s 1 à 4, RV 269, 315, 293 et 297
Boleslaw Slowik (hautbois), Jakub Haufa (violon)
Orchestre de chambre de Pologne, Nigel Kennedy (violon et direction)
S’il y en avait eu ce dimanche, on se serait peut-être demandé «Quoi de neuf sous le soleil?». Eh bien, après une pause dans ses activités entre 1992 et 1997, Kennedy a retrouvé un prénom et il est devenu directeur artistique de l’Orchestre de chambre de Pologne en 2002. Sinon, nihil novi sub sole: révélé il y a plus d’un quart de siècle, le violoniste britannique – quarante-huit ans le 28 décembre prochain – a plus que jamais la pêche et vient d’enregistrer pour la seconde fois sa partition fétiche, Les Quatre saisons, avec – excusez du peu – la Philharmonie de Berlin, sachant que sa première version avait dépassé, selon les sources, deux à quatre millions d’exemplaires. De quoi alimenter, entre autres, de solides jalousies.
On ne sait pas jusqu’à quel âge il conservera cette apparence punk – veste rapiécée, coupe à l’iroquoise, Doc Martens et foulard pendant à la ceinture – qui a tant fait pour sa célébrité au-delà du public habituel de la «grande musique», mais le trublion n’est visiblement pas fatigué: n’a-t-on pas lu qu’il prendrait part – après une séance de dédicaces, bien entendu – à un after organisé dans un club de jazz parisien? Peu sont ceux qui, en tout cas, s’affichent dans des univers aussi étrangers les uns aux autres que ceux du jazz, de la pop et du classique: si l’un de ses illustres homonymes s’était donné pour objectif une «nouvelle frontière», lui ne semble s’en être fixé aucune.
Aucune limite, non plus, dans un cabotinage ininterrompu, de telle sorte que l’on assiste davantage à un spectacle, éclairé en bleu et fuchsia, qu’à une soirée ordinaire. Avec un quart d’heure de retard, la vedette fait son entrée, salue le premier violon – non pas en lui serrant la main, mais en échangeant avec lui de petits coups complices, poings fermés, comme des basketteurs venant de marquer un panier – puis les spectateurs, grands gestes à l’appui, pouce levé, V de la victoire avec deux doigts de la main droite, usant de son archet comme s’il faisait de l’escrime. Et d’annoncer: «Nous faire beaucoup de choses à Vivaldi ce soir». On en frémit déjà.
Car pour sa première prestation française dans le domaine classique, Nigel Kennedy, en choisissant huit concertos de Vivaldi, n’a pas craint l’overdose: chacun devra pourtant admettre qu’il est l’un des rares aujourd’hui à pouvoir assumer ces quatre-vingt-dix minutes sans le moindre soupçon de monotonie. Ensuite, les appréciations divergeront certainement quant aux moyens qu’il utilise pour y parvenir.
Il faut déjà ne pas se laisser troubler par un dynamisme incessant: déhanchement et balancement du corps, bonds, frappements du pied, allers et venues entre les différents pupitres à fins d’encouragement, déplacement d’un lutrin pour le hautbois solo, Kennedy, véritable pile électrique, démontre ses qualités de bête de scène, doublées d’une tchatche infatigable qui lui permet de «présenter» les œuvres, à savoir saisir une partition sur un pupitre et tenter d’énoncer en français son numéro de catalogue ainsi que sa tonalité. Mais il s’inquiète aussi du placement d’une personne arrivée – peu discrètement – avec retard et, avant un interminable entracte (une demi-heure), il se penche pour emprunter un programme au premier rang, fait mine de le lire et en déduit que sa capacité à percevoir le «sens collectif» lui suggère que «tu [le public] veux une bière». A la reprise, revenant sur le plateau en criant «Action!», il ne manquera évidemment pas de demander si la bière était bonne.
Cela étant, l’erreur consisterait à s’en tenir à ce rideau de fumée et à ce souci permanent – et nullement condamnable en soi – de dynamiter le rituel du concert: derrière ces éléments somme toute purement extérieurs, qui n’autorisent pas ipso facto de jugement – que celui-ci soit d’ailleurs négatif ou positif – quid de la musique? Dès les deux premiers concertos, tirés de L’Estro armonico (1711) – n° 6 en la mineur et n° 9 en ré majeur – le parti pris interprétatif apparaît aussi clair que léger: privilégier les contrastes. Le rapide sera donc très rapide, comme s’il s’agissait de gagner une course avec le Concerto Köln ou Il Giardino armonico, et le lent très lent. Point de souci d’authenticité, bien sûr: portamenti, attaques à la hache, soufflets sur les notes longues. Techniquement, Kennedy ne s’en montre pas moins remarquable: si la précision et la régularité des phrasés laissent certes à désirer, si les traits sont parfois savonnés, rien n’interdit de considérer ces quelques défauts comme la contrepartie d’une importante prise de risques.
Malgré ces contraintes de tempo, l’Orchestre de chambre de Pologne (seize cordes, clavecin et luth), obéissant au doigt et à l’œil, tient le choc. De faire-valoir, il devient même souffre-douleur, lorsque, avec un goût pour le moins douteux, Kennedy fait lever la plupart des musiciens l’un après l’autre pour les désigner successivement non pas par leur nom, mais, se jouant de leur physique, en les affublant de l’identité d’une célébrité censée leur ressembler: «Jean-Luc Picard», «Saint-Nicolas», Clint Eastwood», «Sherlock Holmes», «Michael Douglas», «Michael Caine», «Courtney Love», «la Panthère rose», «Bill Clinton» et «Catherine Deneuve» se plieront apparemment de bonne grâce à cet exercice. Fort bien, puisque «Nova Polska, une saison polonaise en France», c’est à dire les autorités de ces deux pays, parrainent cet événement culturel.
Accompagné par Boleslaw Slowik, alias «monster oboe», Kennedy se lance dans un Concerto pour violon et hautbois en si bémol plus raisonnable, sans doute parce que le souffle de son partenaire, par construction, ne peut endurer une allure aussi soutenue. En guise de bis, une adaptation de Melody in the wind, un thème destiné à Stéphane Grappelli, avec lequel il s’est produit dans les années 1970, offrira à chaque pupitre l’occasion d’une intervention soliste.
Introduit par une sorte de joute avec le premier violon, Jakub Haufa, au cours de laquelle Kennedy use par ailleurs d’un harmonica miniature, le Concerto pour deux violons en ut aurait conclu la première partie, s’il n’avait été suivi d’un double bis – une sicilienne et un Presto frénétique, associant toujours les deux violons – se prolongeant par une longue cadence de style romantique.
Les Quatre saisons (1725) constituaient cependant le clou de ce one man show. Dans les brèves notes qu’il livre sur ce polyptyque, Kennedy alterne le meilleur et le pire. On apprendra ainsi que dans Le Printemps, «la partie d’orchestre recèle des détails de nature festive et de caractérisation qui valent le détour», que l’écriture est «débordante d’imagination» et que l’orchestration est «magnifique». Le charabia est aussi de mise, peut-être en raison d’une traduction imparfaite: que faut-il entendre, à propos de l’Adagio de L’Eté, par des passages «d’une nature personnelle» ou, à propos de l’Adagio molto de L’Automne, par «une impression de transfiguration que l’on ne peut ressentir qu’inconsciemment est évoquée ici»? En même temps, d’intéressantes observations doivent être relevées, comme à propos du premier mouvement de L’Eté: «La tonalité et les tendances schizophrènes de ce mouvement dépeignent une journée d’été désagréable, inconfortable. Difficile d’imaginer que Vivaldi aimait cette saison lorsqu’on joue ces pages.»
Indépendamment de ces considérations théoriques, le violoniste souligne les aspects imitatifs (gazouillis, aboiements) et décoratifs, avec une liberté très prononcée dans la lecture du texte: musiciens criant «Hoy!» par deux fois avant le retour du thème de l’Allegro final du Printemps, Adagio molto et Allegro de L’Automne reliés par une cadence paganinienne, Largo de L’Hiver pris, une fois n’est pas coutume, Andante con moto (et introduit, au demeurant, par une courte cadence), nuances perpétuellement changeantes, ornementation personnelle, effets surlignés, jeu en «pizzicatos Bartok» ou sul ponticello. Vivaldi s’accommode certes plus que d’autres d’une dose importante de fantaisie, mais cette primauté de l’instant sur la cohérence se traduit par un discours décousu.
Le résultat est d’une indéniable efficacité et atteint son but: répondre aux attentes en matière de musique dite «classique» d’une frange de la population qui n’est pas disposée à consentir l’effort supplémentaire, aussi bien intellectuel que financier, requis pour y accéder. Ovation debout dès la fin de L’Eté, qui s’est terminé par une sorte de surenchère physique, sous forme de rivalité virtuose entre le soliste et les différents pupitres qu’il menace de son archet. Nouvelle ovation debout à la fin de L’Hiver. Après le clin d’œil à Grappelli, le bis, très attendu, rend hommage à Jimi Hendrix, partant de Purple haze: après un quatre temps fortement scandé, Kennedy dérive vers le folklore irlandais et le jazz, descend au parterre pour complimenter quelques spectatrices au son de Strangers in the night et remonte sur scène. Pendant que le public continue de taper dans ses mains, Kennedy et ses musiciens miment à nouveau une lutte qui se terminer par une poursuite vers les coulisses.
Ils reviennent toutefois saluer, en rang unique tout le long de la rampe: au milieu, Kennedy, face à une salle debout, calme tout le monde en donnant le Largo de la Troisième sonate de Bach.
Simon Corley
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