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Reprise méritoire à Freiburg, ou le charme discret du minimalisme

Freiburg
Stadthalle
09/26/2004 -  et les 30 septembre, 1er, 2, 6*, 8, 9 et 10 octobre à 19 h 30
Philip Glass : the CIVIL warS
Heidi Elisabeth Meier (La Chouette des neiges), Sigrun Schell (La Mère tutélaire), Alex Sanmarti (Abraham Lincoln), Sung-Keun Park (Garibaldi), Boris Koneczny (Robert E. Lee), Annette Huber (La jeune Mrs. Lincoln), Chœur du Théâtre de Freiburg, Membres de l’Ensemble PAN.OPTIKUM, Orchestre Philharmonique de Freiburg, Karen Kamensek (direction).
Sigrun Fritsch et Ralf Buron (mise en scène), Christophe Linéré (costumes), Peter Zizka (Installation).

Depuis sa création (peu retentissante) à l’Opéra de Rome en 1984, plus aucun théâtre lyrique ne s’était intéressé à the CIVIL warS de Philip Glass, sur un argument de Robert Wilson. Cette nouvelle mise en scène de l’Opéra de Freiburg, en collaboration avec l’Ensemble PAN.OPTIKUM (équipe spécialisée dans des happenings combinant lumières, projections, pyrotechnies, et acrobaties suspendues) constitue donc rien moins que la première reprise scénique de l’œuvre en vingt ans. De quoi relativiser quelque peu l’actualité du phénomène Phil Glass, compositeur certes abondamment popularisé par le disque, mais certainement moins présent quand il s’agit d’exécutions publiques.


Les musiciens ne se bousculent pas au portillon pour défendre cette musique au quotidien, et on comprend aisément pourquoi. La monotonie du langage minimaliste de Phil Glass, si elle peut captiver un public bien conditionné, doit en revanche sembler pénible à ses exécutants (surtout les cordes), confrontés à des pages entières d’arpèges d’accords parfaits à répéter inlassablement. Et on ne peut qu’admirer ici la constance de l’Orchestre Philharmonique Freiburg, qui parvient à délivrer de cette musique une exécution remarquablement propre (ce qui est sans doute moins évident qu’il n’y paraît : à force de turbiner toujours sur les mêmes figures, attention à ne pas s’endormir… car les changements sont inopinés, et les virages doivent impérativement être négociés à la perfection), sous la direction impavide d’une charmante jeune femme (Karen Kamensek), qui bat la mesure avec la régularité d’un métronome électronique.


Difficile, à vrai dire, de décrire la pauvreté du système Phil Glass, fondé sur la perpétuelle oscillation entre deux évènements (la plupart du temps deux notes conjointes, voire deux accords), et sur la division de l’orchestre en quatre ou cinq masses (jamais davantage) qui peuvent éventuellement décaler légèrement leurs appuis. La réelle beauté de cette écriture procède de la pureté même du matériau (d’où l’impératif d’une sonorité d’ensemble très homogène), et de l’irruption quand on les attend le moins de quelques ébauches de formules cadentielles, qui acquièrent une importance dramatique prodigieuse du fait même de l’absolue pauvreté du contexte. En réalité, à bien les écouter, ces ruptures épisodiques (on n’ose même pas parler de modulations) présentent des analogies évidentes avec les intervalles improbables qu’Erik Satie s’amuse à juxtaposer dans ses Gnossiennes, mais ne polémiquons pas inutilement… Ce que l’on apprécie surtout chez Phil Glass c’est une certaine candeur, à la recherche d’une émotion musicale analogue, toutes proportions gardées, à celle suscitée par la simplicité absolue de la mélodie bellinienne il y a deux siècles : pureté dépouillée qui peut transformer certains aspects d’un art fragile en véritables moments de grâce. Des instants comme cela, on en trouve plusieurs dans the CIVIL warS, voire dans l’opéra Akhnaten, écrit à la même époque. Difficile en revanche d’observer le même phénomène chez John Adams, l’autre grand répétitif médiatisé de l’époque, qui a largement perdu de vue cette candeur première, et apparaît de ce fait aujourd’hui, a contrario, comme un musicien bien plus banal.


Ce qui a certainement aussi bonifié l’art de Phil Glass à la scène (et ici la comparaison avec Akhnaten, opéra au déroulement conventionnel et parfois maladroit, s’avère édifiante), c’est sa longue intrication avec le travail de Robert Wilson, homme de théâtre dont il est difficile de nier l’originalité. the CIVIL warS constitue un excellent exemple de cette interaction Glass/Wilson, entre une musique indéchiffrable (au sens où elle ne se donne les moyens de véhiculer aucun «message») et une action scénique tellement variable et imprévisible qu’elle pourrait en paraître cryptée, alors qu’elle n’a pour ambition que d’interpeller par les ambiances inédites qu’elle crée. «Quand une chose devient discernable ou compréhensible, nous n’avons pas besoin de la répéter davantage, sous peine de la détruire» : cette citation de Robert Wilson, trouvée dans le programme de la soirée, tente de mettre le doigt sur ce que peut apporter d’essentiel cet art à la fois ridiculement lourd (par l’importance des masses de professionnels que l’on dérange pour le servir) et d’une magie impalpable, parfois d’un impact assez prodigieux.


Ne reste donc au spectateur/auditeur qu’à jouer le jeu, et se laisser emporter. Et la scénographie mise au point par l’Ensemble PAN.OPTIKUM de filer habilement la métaphore, puisque le public de la Stadthalle de Freiburg, installé par groupes de vingt personnes sur des chariots à roulettes, ne cesse effectivement d’être véhiculé par les choristes aux quatre coins de la salle, sorte de grand jeu de dominos où l’on n’a d’autre choix que se laisser pousser ou tirer par des artistes qui vous chantent leur partition en même temps, parfois tout près de l’oreille. Sur un grand mur d’échafaudages se déroulent quelques dialogues abscons (en italien, latin et allemand), entre des personnages tantôt historiques (Mr. and Mrs. Abraham Lincoln, Robert E. Lee, Garibaldi… pour l’aspect «Guerres civiles» du propos), tantôt mythologiques (Chiron, Perséphone, Jason, Jupiter…). Beaucoup de projections vidéo, des acteurs attachés aux cintres qui évoluent au-dessus du public en parlant (monologues parfois longuets, faits de bribes répétées et entrechoquées, difficilement analysables) : toute une humanité multiforme et chancelante, qui se dissout finalement dans le néant d’un dernier bruit de vagues enregistrées, après 90 minutes d’agitations et d’exaltations dépourvues de logique apparente.


Soirée énigmatique donc, qui n’est même plus vraiment tendance (Glass/Wilson, c’est désormais plutôt la mode branchée d’hier), mais dont on sort content de l’avoir vécue, pour ce qu’elle recèle d’à la fois esthétique et perturbant. Entre autres points positifs de cette recréation fribourgeoise : l’arrachement de cet art aux habituels codes scéniques wilsoniens, preuve qu’une autre équipe, à la recherche d’images différentes, peut en tirer des résultats viables. Possible réserve : le manque de puissance strictement musicale de la représentation, dû à la trop grande dispersion des sources sonores dans un espace acoustiquement assez mat, et ce malgré l’engagement physique des chanteurs (dûment amplifiés de surcroît). Mais surtout, énorme sujet de satisfaction : la moyenne d’âge d’un public très jeune, manifestement séduit par un spectacle pourtant guère facile d’accès, qui véhicule insidieusement tous les tics musicaux et vocaux de l’opéra traditionnel (le rôle de Garibaldi, par exemple, n’est jamais qu’une ronflante caricature d’air puccinien). Pour ce nouveau public, le pas entre les facilités apparentes de ce langage minimaliste et l’art lyrique plus habituel ne devrait pas être bien difficile à franchir. Reste à continuer à l’y inciter.
Preuve que l’opéra ne doit pas hésiter à se ressourcer aujourd’hui d’une certaine dose de facilité médiatisée pour assurer sa survie (des mécanismes que certaines maisons traditionnelles comme le Staatsoper de Munich sous la direction de Peter Jonas, voire le Festival de Bregenz, maîtrisent déjà fort bien, voire un peu trop bien !).



Laurent Barthel

 

 

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