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Fastueuse résurrection de L'Africaine : un pari réussi Strasbourg Opéra du Rhin 06/11/2004 - et les 11*, 14, 17, 23, 25 et 28 juin à 20 h (le 20 juin à 17 h) à Strasbourg, le 2 juillet à 20 h et le 4 juillet à 17h à Mulhouse (La Filature) Giacomo Meyerbeer : L’Africaine Nicoleta Ardelean (Inès), Simona Totelecan-Ivas (Anna), Antoine Garcin (Don Diego), Nivolas Testé ( Don Pedro), Bojidar Nikolov (Vasco de Gama), Alain Gabriel (Don Alvar), Frédéric Caton (Le Grand Inquisiteur), Peter Sidhom (Nélusko), Sylvie Brunet (Sélika), Chœurs de l’Opéra du Rhin, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Edward Gardner direction).
Jean-Clade Auvray (mise en scène), Bernard Arnould (décors), Daniel Ogier (costumes) En l’absence de vrai repère moderne (hormis quelques rares enregistrements sur le vif, dans des conditions vocales qui mélangent prestations flamboyantes et performances stylistiquement hasardeuses) s’attaquer à L’Africaine, véritable pièce de musée, constituait pour l’Opéra du Rhin un vrai pari, incluant aussi une bonne part de rêve, tant l’ouvrage est mythique (il l’était d’ailleurs déjà du vivant du compositeur, qui en fit attendre longuement l’achèvement, continuellement repoussé, la première exécution de l’opéra n’ayant finalement lieu qu’en 1865, soit quelques mois après la disparition de Meyerbeer).
Qu’en est-il aujourd’hui de l’aspect même de l’œuvre, à présenter soit largement raccourcie, soit développée dans toutes ses longueurs, mais dès lors incompatible avec nos modes de consommation culturelle contemporains, et de toute façon pas forcément plus conforme dans ce cas à une réalité historique qui reste imprécise (Meyerbeer a énormément écrit pour cette Africaine, et sans doute plus de musique que nécessaire, se réservant de procéder au dernier moment à des réajustements qu’il n’a pas pu effectuer, tout cela méritant d’être clarifié par une édition critique en cours, inaccessible pour l’instant). Qu’en est-il aussi de l’adéquation de nos techniques de chant actuelles à une série de rôles d’un format impossible, mais que l’on interprétait probablement d’une façon assez différente à l’époque… Autant de questions qui auront valu à cette nouvelle production un beau succès de curiosité, l’enthousiasme de la salle au rideau final se révélant à la mesure de ces espérances, que l’Opéra du Rhin a su satisfaire au delà de toute attente.
Spectacle total, L’Africaine a bénéficié de la part de Jean-Claude Auvray, Bernard Arnould et Daniel Ogier, d’un soin particulier et surtout d’une remarquable absence de condescendance à l’égard d’un genre (le Grand Opéra à la française) pourtant largement décrié. Meyerbeer est pris constamment au sérieux, sans distance ironique, ni relecture, ni amateurisme. De grands professionnels de la scène déclinent ici le meilleur de leur savoir-faire, récupérant habilement au passage les recettes d’un art qui fit délirer les salles au milieu du 19e siècle. Réhabilitation de la toile peinte en tant que mode d’ouverture facile vers un imaginaire à portée de pinceau, réhabilitation du costume en tant que support d’élégance, sans souci de couleur locale trop précise, réhabilitation aussi d’un éclairage conçu moins comme un élément de dramatisation que comme un supplément d’ambiance (on apprécie les luminosités faibles, conformes aux sources plus tamisées de l’époque). Spectacle constamment esthétique, et en même temps jamais ridicule, grâce à un dépouillement et une sensibilité qui savent gommer l’accessoire en trop. L’opéra d’hier, en tant que machine à faire rêver, se redéploie sous nos yeux, et force est de constater que ce type d’émerveillement peut encore fonctionner, moyennant évidemment quelques adaptations et un regard moins critique que compréhensif. À cet égard la mise en perspective constamment voulue par le metteur en scène, qui ne dissocie jamais totalement la pièce de sa fonction d’objet de représentation factice (comme serti par les ors des boiseries, les plis et les mouvements constants du rideau de scène, voire l’irruption de certains éléments de machinerie laissés apparents), apporte à cette résurrection comme un supplément d’âme, qu’aucun dépoussiérage plus radical n’aurait pu respecter. Quant aux coupures, inévitables aujourd’hui, elles savent se faire discrètes, et aucun moment essentiel d’une partition qui en comporte beaucoup n’est passé sous silence.
Vocalement, l’Opéra du Rhin a su réunir une distribution homogène, là où la plupart des scènes internationales ont échoué à l’époque moderne (un Domingo par ci, une Verrett ou une Jessye Norman par là, chanteurs immenses mais trop isolés, n’ont jamais suffi à faire renaître cet opéra dans des conditions vraiment optimales). Certes Bojidar Nikolov interprète Vasco de Gama avec une énergie mal canalisée, négociant de vraies nuances au prix d’efforts tellement disproportionnés qu’une évidente fatigue vient amoindrir son émission dès l’Acte III. Cela dit son incarnation de ce rôle impossible est convaincante et aurait mérité mieux qu’un accueil injustement tiède, le public ne semblant plus préoccupé que d’acclamer la formidable Sélika de Sylvie Brunet, d’une incroyable fermeté d’émission sur toute l’étendue d’une tessiture exceptionnellement large, et d’un engagement dramatique qui crédibilise même son air du II (parfois assez niaisement écrit). Quant à sa scène finale, suicidaire, sous le feuillage de l’exotique mancenillier, arbre mortel aux fleurs toxiques, elle est d’une intensité inoubliable (en dépit des disparités de niveau d’une musique imprévisible, le plus convenu y succédant au meilleur, sans aucun préavis). Dans le rôle d’Inès, Nicoleta Ardelean doit aussi négocier des vocalises curieusement erratiques comme Meyerbeer en a le secret : si son premier air, chanté devant le rideau encore fermé, la trouve un peu courte de souffle, son 5e Acte ruisselle en revanche d’une passion très émouvante. Et du côté des voix graves on assiste à un remarquable florilège d’exactitude stylistique : bouleversant Nélusko de Peter Sidhom, projection de stentor du Grand Brahmine de Cyril Rovery, remarquable Don Pedro de Nicolas Testé, très efficaces Alain Gabriel et Antoine Garcin dans les rôles plus mineurs de Don Alvar et Don Diego… tout le monde prononçant sa partie avec tant de limpidité que l’on n’éprouve presque jamais le besoin de consulter le sur-titrage (toujours utile dans l’absolu, même pour un ouvrage en français).
Au bout de trois heures de spectacle, on reste durablement impressionné par cette musique curieuse et proliférante, parfois difficile à cerner mais riche d’énormément d’idées, même si Meyerbeer n’a presque jamais pu porter ces trouvailles à leur ultime degré d’accomplissement (réussite en fait réservée aux autres : Verdi, Wagner… qui ont assez largement pillé ses ouvrages, tous bien diffusés à l’époque). Pour que la réhabilitation de Meyerbeer, indiscutablement réussie ce soir-là, soit encore plus évidente, on aurait toutefois souhaité d’avantage d’assurance du côté de l’orchestre, déstabilisé par la battue peu lisible d’Edward Gardner, et de toute façon d’une virtuosité trop limitée (le Prélude, véritable festival d’entrées précautionneuses, toutes à la limite du déraillement, annonce même une prestation pénible, les premiers pupitres parvenant quand même à bien redresser leur trajectoire ensuite, du moins pour cette soirée de première). Reste à souligner que la résurrection de ces grands ouvrages romantiques de Meyerbeer passe par une scénographie de haute volée et des distributions minutieusement calibrées, autant dire des conditions incompatibles avec toute forme de routine. À cet égard cette brillante et inoubliable soirée met la barre très haut : résultat incontestable, mais à double tranchant.
Laurent Barthel
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