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Hoffmann et ses théâtres

Paris
Opéra Bastille
03/20/2000 -  et 24, 27, 31 mars, 6, 9, 12, 15, 19, 22 avril 2000
Jacques Offenbach : Les Contes d’Hoffmann
Janez Lotric (Hoffmann), Angelika Kirchschlager*/Delphine Haidan (Muse/Nicklausse), Natalie Dessay*/Désirée Rancatore (Olympia), Andrea Rost (Antonia), Enkelejda Shkosa (Giulietta), Nora Gubisch (La mère d’Antonia), Samuel Ramey (Lindorf, Coppélius, Miracle, Dapertutto), Christian Jean (Andrès, Cochenille, Frantz, Pitichinaccio), Tom Krause (Luther, Crespel), Jean-Pierre Trevisani (Nathanaël), Sergio Bertocchi (Spalanzani), Franck Leguérinel (Hermann), Reda El Wakil (Schlemil)
Orchestre et Chœurs de l’Opéra National de Paris, James Conlon (direction)
Robert Carsen (mise en scène), Michael Levine (décors et costumes), Jean Kalman (lumières), Philippe Giraudeau (chorégraphie)


Autre pièce d’artillerie lourde à monter pour Bastille après Guerre et paix, quoique d’un calibre fort différent, ces Contes d’Hoffmann offrent quelques précieux moments de plaisir et l’occasion de discussions passionnées, ce qui n’est pas toujours le propre du courant du répertoire. La production de Carsen enthousiasme par une intelligence dramatique et une cohérence visuelle gagnées sur la longueur plutôt qu’imposées d’emblée. Certes, les Contes se prêtent admirablement à cette transposition dans l’univers théâtral de la fin du dix-neuvième siècle (celui d’une représentation de Don Giovanni, précisément). Mais c’est surtout la construction globale, la pertinence des jeux de symétrie et de miroir entre la scène et la salle et la boucle décrite par l’ouvrage sur lui-même qui forcent l’admiration. Après un Prologue marqué par un effet visuel très fort (la nudité du plateau déchirée par la traversée d’un décor de toiles peintes), la barre était pourtant placée très haut, et la première partie du spectacle semble de fait peiner à mettre en phase l’action et l’espace. Le tableau de la taverne, comprimant les masses à l’avant-scène, rend illisible les mouvements des solistes, l’acte d’Olympia ne parvient pas à se dépêtrer de la contradiction problématique et pourtant connue d’un cadre théâtral inversé, avec ces personnages tournant résolument le dos à leur public fictif. Ajoutons à cela que le parti pris burlesque justifié par le numéro de Natalie Dessay laisse complètement dans l’ombre la dimension tragique du premier conte, celle de l’aveuglement, de la projection éperdue d’un fantasme voulant pallier à l’inhumanité de l’objet aimé. Mais la soprano française, voix fulgurante au suraigu inaltéré, flingue avec une telle maestria ce rôle qu’elle adore détester, poupée nymphomane aux gestes d’une raideur virtuose et aux poses d’un humour féroce, que ces cinq minutes d’"oiseaux dans la charmille", justement ovationnés par un public en délire, resteront comme un fabuleux moment de théâtre hors du théâtre, détournement génial au profit d’un talent exceptionnel.


Avec l’acte d’Antonia, metteur en scène et décorateur reprennent la main pour nous faire vivre de purs instants de grâce, avec cette seconde fosse où viendront s’installer les musiciens conduits par un Docteur Miracle transformé en chef d’orchestre et ce plateau surélevé où l’apparition du spectre au milieu des toiles peintes présentées frontalement ne déçoit pas l’attente suscitée depuis le début. La malheureuse Antonia, traînant son désespoir au milieu des pupitres déserts, pourrait nous émouvoir aux larmes ; hélas, une Andrea Rost au timbre trop acidulé, à la justesse approximative et à la caractérisation absente (un français réduit à l’état d’espéranto) gâche l’une des plus belles visualisations jamais proposées de cette scène. A Venise, le savoir faire regagne un peu de terrain sur l’émotion, bien que l’ondulation des sièges sur la barcarolle soit une grande et belle idée de théâtre, que le Dapertutto metteur en scène figeant ses solistes pour le sextuor tandis qu’apparaît le public ou que la sortie de Giulietta par la salle (une Enkelejda Shkosa à la voix opulente mais à la présence un peu neutre) revigorent avec puissance et à-propos des codes désormais classiques. Et lorsque se referme sur la rencontre manquée avec Stella et le retour de la Muse ce cycle pathétique des amours et de leur transfiguration par l’artiste, on sait gré à Carsen de nous avoir fait vivre, en dépit des filets de Choudens tièdement accommodés pour le final, un aussi riche voyage, l’un des rares aussi où la machinerie de Bastille se sera déployée avec tant d’évidence poétique.


Traversant le spectacle, Angelika Kirchschlager et Janez Lotric ne convainquent qu’à moitié. La première, charmante et musicienne, manque un peu de ressources pour la chanson de l’archet et ne rayonne pas de l’aura qui lui permettrait de s’imposer comme une rivale crédible aux passions terrestres d’Hoffmann. De celui-ci, le second n’a ni la séduction ni la fièvre romantique, la diction transpire l’exotisme et le timbre semble d’abord vilain, mais sa vaillance lui permet de s’imposer assez brillamment dans le périlleux troisième acte. Ramey est pour sa part somptueux de présence physique et vocale, négligeant un peu l’accentuation rythmique dans l’acte d’Antonia, mais franchement électrisant dans les morceaux de bravoure de Miracle et de Dapertutto, sinon aussi subtil, aussi intellectuellement machiavélique qu’un Van Dam à sa grande époque. Belle composition de Christian Jean, délicieux dans l’air de Frantz, silhouettes impressionnantes de Nora Gubisch dans la Mère et du grand Tom Krause en Luther et Crespel.


Un hourra supplémentaire pour l’orchestre, remarquable de discipline d’ensemble et d’équilibre dynamique, surtout un soir de Première. Le modelé et la lumière des solos de vents, le frémissement des violons et les amples mouvements d’un luxueux pupitre de violoncelles répondent avec brio aux beautés données à voir sur le plateau. On associe bien volontiers Conlon à cette réussite, d’autant que les décalages entre fosse et plateau dont il est coutumier sont ici moins prononcés que d’ordinaire. Mais si peu d’imagination dans le phrasé, si peu de chaleur dans les accents qui sont la nervure du texte musical, si peu de vie et de légèreté dans les rythmes de danse ! Pour dialoguer d’égal à égal avec un spectacle aux propositions si personnelles, le seul hédonisme prudent ne peut suffire.



Vincent Agrech

 

 

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