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Sulfureuse Genèse

Paris
Maison de Radio France
01/24/2004 -  
Rudi Stephan : Die ersten Menschen

Franz Hawlata (Adahm), Nancy Gustafson (Chawa), Wolfgang Millgramm (Chabel), Donnie-Ray Albert (Kajin)
Orchestre national de France, Mikko Franck (direction)


Radio France régale chaque mois le public parisien de week-ends de concerts gratuits baptisés «Figures», permettant, autour d’un thème point trop contraignant (la Méditerranée, la jeunesse, la famille, l’Orient lointain...), de décliner figures imposées (le répertoire) et figures libres (des œuvres rares, voire inédites), et ce, du Moyen Age à la musique contemporaine, des «musiques du monde» au jazz.


Dans le cadre des émissions qu’il produisait sur France Musique à la fin des années 1980, René Koering faisait découvrir aux auditeurs de nombreuses... figures, notamment issues du postromantisme allemand toujours cher à son cœur. Rien de bien surprenant, par conséquent, à ce que, devenu directeur de la musique à Radio France, il ait programmé, à l’occasion de ces «Figures juvéniles» (voir par ailleurs ici), Die ersten Menschen (1909-1914), l’unique opéra achevé de Rudi Stephan (1887-1915). Originaire de Munich, victime, comme Butterworth, Granados ou Magnard, de la Première Guerre mondiale, il est par ailleurs l’auteur de Musiques (pour orchestre, pour violon et orchestre, pour sept instruments) et de Liebeszauber, ballade pour baryton et orchestre.


Créé de façon posthume en 1920, Die ersten Menschen (Les premiers hommes) est fondé sur un «mystère érotique» (1908) d’Otto Borngräber. Adam, Eve, Caïn et Abel, seuls personnages de cette pièce, dont les noms deviennent Adahm, Chawa, Kajin et Chabel, s’y meuvent dans un univers irréel, au confluent du symbolisme et de l’expressionnisme. Désir et frustration, inceste et impuissance, religion et idéal, l’air du temps était vénéneux, en même temps que primitiviste (Le Sacre du printemps, Suite scythe): c’est la Genèse revue par Freud, voire par Feydeau ou par «Psy-show», tant le début du premier acte tient de la scène de ménage, le tout dans un style ampoulé à côté duquel les textes de Wagner relèvent du classicisme le plus pur.


Le maître de Bayreuth n’est d’ailleurs pas absent de la musique, avec une prosodie de type wagnérien, des réminiscences thématiques, une passion incestueuse comme dans La Walkyrie et un Adahm torturé qui évoque à la fois Wotan ou Alberich. Mais Richard Strauss est passé par là entre temps, de telle sorte que si la partition est sans doute moins ambitieuse et iconoclaste que le livret, elle n’hésite pas à en exacerber les sentiments et les pulsions, dans de lumineuses culminations extatiques ou dans de spectaculaires orgies sonores, plus proches, malgré tout, du Poème de l’extase ou des Gurre-Lieder que de Salomé. En outre, tant le côté sulfureux du sujet que les déchaînements orchestraux annoncent déjà les premiers opéras de Hindemith qui firent scandale à partir de 1919, comme ce Sancta Susanna que Koering avait également proposé il y a dix mois à Radio France (voir ici).


A un effectif postromantique assez prévisible (bois par trois, cors et trompettes par quatre, trois trombones, tuba, deux harpes, célesta), Stephan ajoute cependant un orgue et un saxophone: au premier sont attachées les scènes de culte, au second la bestialité de Kajin. L’écriture orchestrale n’est sans doute pas aussi luxuriante, virtuose et chatoyante que chez Scriabine, Strauss, Zemlinsky, Schreker ou Korngold, mais, dense et riche, elle suit fidèlement toutes les inflexions de l’action, de telle sorte que l’intérêt reste soutenu durant les deux actes (respectivement quarante-cinq et cinquante minutes). Après un premier acte dramatiquement faible, au cours duquel les monologues donnent l’impression de se suivre, le second acte, dans lequel Adahm ne réintervient qu’à la toute fin, offre une succession de moments particulièrement forts: une longue scène de Chawa, un duo entre les deux frères, un duo entre Chawa et Chabel et une terrifiante malédiction de Kajin: rappelant les hallucinations de Wozzeck se noyant, elle sonne comme une prémonition de la grande boucherie de 1914-1918, ce conflit qui, non loin de Tarnopol, devait sceller le destin du compositeur.


Les quatre chanteurs, étrangement postés sur la gauche, en rang d’oignons derrière les violons, offrent tous une magnifique prestation, que ce soit du point de vue de la diction, de la puissance ou de l’expression. Nancy Gustafson (Chawa), qui remplaçait Melanie Diener, aussi bien que de Franz Hawlata, formidable Adahm, n’appellent aucune réserve. Les deux frères sont à peine en retrait: dans le rôle particulièrement exigeant de Chabel, le Heldentenor Wolfgang Millgramm donne parfois l’impression d’arracher de haute lutte les notes aiguës qu’il doit tenir longuement et dans la nuance forte; Donnie-Ray Albert (Kajin), quant à lui, est affecté d’un léger accent américain. Deux mois après l’Orchestre philharmonique de Radio France (voir ici), le Finlandais Mikko Franck dirige avec une admirable précision l’Orchestre national de France, en excellente forme, et remporte le même triomphe, tant auprès des spectateurs que des musiciens.


Inexplicablement, l’auditorium Olivier Messiaen n’était guère rempli. On pourrait dire, comme il se doit, que les absents, qui ont raté une grande soirée, ont toujours tort. Et ce ne serait que justice. Mais comme le Dieu de Kajin ou celui de Chabel doit encore avoir quelque chose de miséricordieux, ceux qui n’ont pas pu venir pourront se consoler en écoutant la prochaine diffusion de ce concert sur France Musiques (voir notre rubrique radio en bas de page d’accueil).



Simon Corley

 

 

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