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Hänsel et Gretel : le retour d’un conte noir Strasbourg Opéra national du Rhin 12/07/2025 - et 9, 11, 13, 15, 17* décembre 2025 (Strasbourg), 9, 11 janvier 2026 (Mulhouse) Engelbert Humperdinck : Hänsel und Gretel Patricia Nolz (Hänsel), Julietta Aleksanyan (Gretel), Damien Gastl (Peter), Catherine Hunold (Gertrud), Spencer Lang (La Sorcière), Louisa Stirland (Le Marchand de sable, La Fée rosée)
Maîtrise de l’Opéra national du Rhin, Luciano Bibiloni (chef de chœur), Orchestre national de Mulhouse, Christoph Koncz (direction musicale)
Pierre-Emmanuel Rousseau (mise en scène, décors et costumes), Gilles Gentner (lumières), Pierre‑Emile Lemieux‑Venne (chorégraphie)
 (© Klara Beck)
Au cours de l’automne 2020, l’étau d’un nouveau confinement s’était lentement resserré autour de cette production d’Hänsel et Gretel. Un projet élaboré dans des conditions encore relativement normales, hors des mesures de protection sanitaire déjà contraignantes (incluant un arrangement de la partition pour un petit orchestre « distancié » d’environ trente musiciens, signé Tony Burke), mais qui avait dû finalement se contenter, le 17 décembre, d’une sorte de simulacre de première, auquel seuls quelques professionnels et journalistes, dispersés dans la salle, avaient pu assister. Travail scéniquement achevé, mais aussitôt relégué dans les réserves après deux représentations filmées, captation destinée à une diffusion ultérieure sur quelques chaînes régionales et en streaming sur internet.
Cinq ans plus tard, jour pour jour, retrouver cette production remontée à l’identique, mais avec une distribution en grande partie renouvelée, et cette fois dans un théâtre comble, fait ressurgir avec une acuité brutale nos souvenirs de cette période singulièrement lunaire. Une époque où, faute de toute visibilité à moyen terme, on en venait même à s’interroger sérieusement sur un possible remplacement durable du spectacle vivant par ses substituts numériques. Un monde inversé, où le streaming aurait constitué la norme et la promiscuité humaine en salle, l’exception. Si notre salutaire capacité d’oubli a fait son œuvre, il n’en demeure pas moins que, pour l’occasion, quelque chose de l’atmosphère anxiogène de ces longs mois suspendus nous revient de plein fouet.
Ce d’autant plus que la mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau n’est pas un modèle de joli spectacle de Noël destiné à susciter un béat optimisme de circonstance. On lui reconnaissait déjà à l’époque une véritable force, dans la manière dont elle exposait la misère sociale de Peter et Gertrud, parents clochardisés incapables d’assumer la charge de leur progéniture. Or cette complaisance assumée dans le sordide se révèle encore plus percutante lors d’une seconde vision. Chassés de leur terrain vague, et réduits à se nourrir de fonds de poubelle, Hänsel et Gretel se laisseront séduire pas les mirages trompeurs d’un parc d’attractions dont les coulisses s’avèrent cruellement dangereuses. Un lieu habité par une sorcière pédophile et sadique, qui travestit ses pulsions sous les traits d’une Marlene Dietrich vieillissante, dans un état de décomposition physique avancé que fourrures et paillettes peinent à masquer. Une atmosphère extrêmement malsaine, nourrie d’une lecture psychanalytique du conte de fées d’une limpidité déconcertante, tant la restitution du sous‑texte y paraît explicite. Même le merveilleux du rêve paraît contaminé par des soupçons sordides, quant aux retrouvailles finales elles demeurent fortement marquées par la mélancolie et le désespoir d’une enfance probablement définitivement brisée.
Le spectacle impressionne aussi par la virtuosité avec laquelle il décline les divers aspects d’un univers à la fois spectaculaire et profondément malsain. Y évoluent des acrobates de cirque à l’hyperlaxité troublante, un marchand de sable un peu maléfique façon Joker, ainsi que des victimes enfantines précédentes de la sorcière transformées en autant de créatures animales étranges, semblant échappées de Freaks ou de quelque fantasmagorie cinématographique surréaliste. Un soupçon de féerie subsiste pourtant, lorsque tombe des cintres une scintillante pluie de larges paillettes. Mais, décidément, l’esprit traditionnel et consensuel de l’œuvre n’y est pas. Reste un détournement d’une redoutable habileté, dont on ne peut que saluer la cohérence et la maîtrise scénique.
Incontestable gagnant par rapport à 2020, l’orchestre. Exit le succédané trop schématique de la partition originale, qui avait alors donné bien du fil à retordre à Marko Letonja pour en extraire malgré tout un peu de moelleux et d’ampleur, et place cette fois au chef‑d’œuvre d’Engelbert Humperdinck, restitué dans toute sa richesse, y compris dans ses inflexions les plus wagnériennes. Sous la baguette de son directeur musical Christoph Koncz, l’Orchestre national de Mulhouse se montre en très grande forme. Tous les pièges d’une acoustique réputée difficile sont déjoués, et voir le chef aller véritablement chercher des bras une aussi remarquable cohésion d’ensemble procure un réel plaisir. Cuivres d’une belle sûreté, petite harmonie finement équilibrée, cordes chaleureuses : une phalange littéralement métamorphosée, socle confortablement stable pour la représentation. Les superbes étagements sonores comme le naturel avec lequel sont exposées les nombreuses chansons populaires qui jalonnent l’ouvrage captivent dès lors de bout en bout.
Distribution en revanche un peu moins convaincante qu’en 2020. Seule constante, la performance saisissante de Spencer Lang, chanteur et danseur qui compose une Sorcière à la fois grotesque et profondément dérangeante, figure de femme fatale dévoyée dominant la soirée par sa présence scénique. Catherine Hunold, en Gertrud, s’impose par sa voix d’une belle ampleur wagnérienne, mais ne fait qu’effleurer les dimensions plus humaines du personnage, sans doute aussi sous l’effet d’une mise en scène peu encline à la nuance. Damien Gastl, en Peter, campe un père bon vivant assumé, mais dont la caractérisation pourrait paraître moins fruste. Du côté des enfants, les mérites sont contrastés : Julietta Aleksanyan offre à Gretel une ligne de chant soignée et un timbre séduisant, tandis que Patricia Nolz, en Hänsel, impose une présence affirmée mais avec une voix encore un peu verte. Les rôles du Marchand de sable et de la Fée rosée sont joliment assumés par Louisa Stirland, membre de l’Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin. Ces titulaires sans reproche peinent toutefois à rivaliser avec un orchestre qui s’impose un peu trop seul comme le véritable moteur expressif de la soirée.
Laurent Barthel
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