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Heureux les historiquement ignorants, car le royaume de Mozart est à eux

Frankfurt
Oper Frankfurt
12/06/2025 -  et 8, 12, 14*, 21, 27 décembre 2025, 9, 16, 18, 24, 31 janvier 2026
Wolfgang Amadeus Mozart : Mitridate, re di Ponto, K. 74a [87]
Robert Murray (Mitridate), Bianca Tognocchi (Aspasia), Monika Buczkowska‑Ward (Sifare), Franko Klisovic (Farnace), Younji Yi (Ismene), Jihun Hong (Marzio), Kudaibergen Abildin (Arbate), Philippe Jacq (Le majordome)
Frankfurter Opern- und Museumsorchester, Leo Hussain (direction musicale)
Claus Guth (mise en scène), Christian Schmidt (décors), Ursula Kudrna (costumes), Olaf Winter (lumières), Sommer Ulrickson (chorégraphie), Konrad Kuhn (dramaturgie)


(© Matthias Baus)


1770 : à Milan, au Teatro Regio Ducale, on crée un nouvel opera seria. Rien que de très banal, sauf que le compositeur est un gamin de même pas 15 ans. Un adolescent prodige, qui tire d’un excellent sujet un ouvrage copieux : près de trois heures de musique, sept personnages solistes, vingt‑et‑un airs, dont une écrasante majorité d’arias da capo. Succès public considérable à la création, avec plus de vingt représentations consécutives, avant que l’actualité ne chasse l’actualité, et que cet opéra ne survive plus que comme un titre parmi d’autres dans les biographies mozartiennes.


Si Mithridate est revenu à la scène à l’époque moderne, en particulier au cours du dernier demi‑siècle, c’est presque exclusivement à l’initiative du monde des « baroqueux ». En dehors du Mozarteum de Salzbourg – et encore par pur devoir d’inventaire — plus grand monde ne s’occupait de cette musique. Place donc aux Harnoncourt, Gardiner, Minkowski, Rousset, Bolton..., qui ont tous proposé leurs visions « historiquement informées » : lectures intéressantes, mais d’un ouvrage où le génie à venir du compositeur ne semblait tout au plus qu’entrevu.


Impression encore renforcée par une expérience personnelle : un soir à la radio, allumée par hasard, un opéra italien manifestement du XVIIIe siècle, succession d’airs chantés « à l’ancienne », que l’on écoute d’une oreille distraite. Jommelli ? Paisiello ? Salieri ? En réalité, il s’agissait du dernier acte de Mithridate, dirigé par Christophe Rousset, et l’on n’y avait même pas reconnu Mozart. Donc, avouons‑le : même dans des circonstances plus conventionnelles, on est toujours allé écouter ce rare Mitridate avec l’appréhension de s’y ennuyer poliment... crainte généralement confirmée, en dépit de mises en scène rivalisant d’ingéniosité. Or ce soir, à Francfort, excellente surprise : c’est une tout autre partition qui se révèle. Cohérente, solidement charpentée, naturellement éloquente, sans afféteries ni chichis, et même passionnante, car pour la première fois on peut déjà y entendre, entre les lignes, le Mozart de la maturité. Que s’est‑il passé ?


D’abord des instruments modernes, garants par leur stabilité d’une réelle lisibilité harmonique des accords et des cadences. Et surtout un chef de talent, Leo Hussain, qui aborde ce répertoire sans le moindre a priori historicisant, en laissant avant tout cette musique couler de source. Une interprétation que l’on imagine déjà jugée non conforme, voire aberrante, par les gardiens du temple : trop d’égalité, trop peu de révérence aux codes expressifs, pas assez de piqué, pas assez de variété de timbres, ou, à l’inverse, quelques « bizarreries », comme la coexistence d’un continuo au clavecin et d’un pianoforte pour les récitatifs. Et pourtant, paradoxalement, une telle approche met cette musique bien davantage en valeur, parce qu’elle ne cherche jamais à l’enfermer dans des cadres formels qu’elle dépasse déjà très largement. Ce Mozart-là n’a plus besoin de l’arsenal rhétorique traditionnel de l’opera seria. Il exploite d’autres ressorts, d’autres recettes, bien plus personnelles. Et force est de constater que lorsqu’on s’obstine à le jouer comme du Vivaldi, du Hasse, du Sarti ou du Rutini, on le banalise, voire on l’étouffe. Ici, sous la direction d’un chef pragmatique, on respire enfin : on renonce aux contorsions dogmatiques et l’on rend au jeune Mozart sa vraie nature et son génie, déjà indiscutablement modernes.


Moment emblématique de la soirée : le sublime air de Sifare, « Lungi da te, mio bene », où l’instrument obligé rejoint la chanteuse sur le plateau, geste scénique devenu presque rituel. Mais ici apparaît non pas un cor naturel, comme à Madrid au printemps dernier dans la même mise en scène, sous la direction d’Ivor Bolton, mais un somptueux cor à pistons, soigneusement lustré, brillant comme un soleil. Le résultat est grisant : ligne instrumentale d’une stabilité absolue, intervalles impeccables, là où l’on nous impose trop souvent un périlleux tête‑à‑tête entre une voix dont on n’admettrait pas la moindre défaillance de justesse et un instrument dit « authentique » dont il faudrait, au nom de la véracité historique, excuser les balourdises parfois monstrueuses, ou tout juste tolérables quand s’y risque un virtuose d’exception.


C’est, somme toute, l’exact inverse des opérations de « dépoussiérage » dont se targuent habituellement les « baroqueux » : ici, tout un ensemble d’usages scrupuleusement reconstitués est jeté à la poubelle. Et force est de constater, du moins dans cet ouvrage‑là, que non seulement cela fonctionne, mais que cela s’avère peut‑être indispensable. Même constat sur le plan vocal : inutile de surfrisotter des lignes déjà suffisamment intéressantes pour supporter une reprise à l’identique. On note donc l’absence de surcharge ornementale dans les da capo. En revanche, les cadences « improvisées » sont très développées, manifestement écrites à l’avance, et finement intégrées à la mise en scène, qui en profite pour y faire circuler une multitude d’affects stratégiques. Un véritable travail de création, parfaitement en phase avec le propos.


La répartition des rôles se montre tout aussi pragmatique. Trois castrats à l’origine, donc potentiellement trois contre‑ténors aujourd’hui, mais les baroqueux prennent eux‑mêmes souvent de larges libertés avec ces usages. Ici, un seul falsettiste, mais de grande classe : le Farnace du Croate Franko Klisovic, véritable révélation, capable de soutenir une ligne ample sans trous d’air, de vocaliser juste, et excellent comédien de surcroît. Rôle travesti, en revanche, pour Sifare, splendidement chanté par Monika Buczkowska‑Ward, timbre velouté et technique sans faille. Petites réserves du côté d’Aspasia : Bianca Tognocchi négocie sans peine les vocalises et les cocottes les plus acrobatiques, mais avec un timbre un peu ténu, pas toujours en phase avec la noblesse de son emploi de prima donna. Délicieuse Ismene, très sensible, de la soprano coréenne Younji Yi. Et enfin le Mithridate plus qu’honorable du ténor britannique Robert Murray, qui affronte ce rôle impossible avec des registres parfois disparates, mais beaucoup d’expressivité, et sans trop faire souffrir l’auditeur, même lorsque l’instrument paraît soumis à de redoutables tensions.



(© Matthias Baus)


Le minutieux travail de Claus Guth et de son équipe contribue aussi à dissiper l’ennui, même si l’on persiste à penser que, dans ce Mithridate, c’est avant tout la pertinence du propos musical qui fait cette fois la différence. Le dispositif scénique repose sur deux niveaux fortement différenciés. D’un côté, la transposition de la dynastie antique du Pont dans une villa de nantis des années 1960, disputes familiales sous l’œil impavide d’un majordome très « marthalerien », le comédien Philippe Jacq, qui s’obstine à maintenir continuellement un ordre impeccable, champagne et cocktails inclus, même dans les moments les plus tendus. De l’autre, ce décor façon Mies van der Rohe peut pivoter et dévoiler un espace entièrement abstrait, hors du temps, peuplé de doubles oniriques, silhouettes noires ou démultiplication des protagonistes en copies conformes, qui amplifient l’impact émotionnel des airs les plus développés par de subtiles chorégraphies (superbe travail de Sommer Ulrickson). On pourrait reprocher ici à Claus Guth de n’avoir pas su choisir entre deux esthétiques radicalement opposées. En réalité, c’est précisément cette dualité, par les contrastes puissants qu’elle génère, qui cimente une éclatante réussite. Là encore, un pragmatisme salutaire.


Résultat : alors qu’on allait à ce Mithridate à reculons, la soirée s’impose comme exemplaire, voire comme l’un des rares Mozart réellement convaincants et pleinement aboutis entendus ces dernières années.



Laurent Barthel

 

 

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