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Lachenmann célébré, Roth scruté Stuttgart Liederhalle 11/27/2025 - et 28 (Stuttgart), 29 (Freiburg) novembre 2025 Helmut Lachenmann : Marche fatale – „Ausklang“, Musik für Klavier mit Orchester
Ludwig van Beethoven : Symphonie n° 7 en la majeur, opus 92 Jean-Frédéric Neuburger (piano)
SWR Symphonieorchester, François-Xavier Roth (direction)  H. Lachenmann (© Nils Wagner)
« Cette semaine, le plus grand compositeur de notre temps, Helmut Lachenmann, a eu 90 ans », annonce François‑Xavier Roth au début du concert. Cette semaine ? Il nous semblait pourtant que l’anniversaire d’Helmut Lachenmann tombait pile aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, le héros du jour a bien pris place dans les premiers rangs du parterre de la Liederhalle pour assister au concert qui lui est dédié, mais à la condition expresse qu’il n’y ait pas de « laudatio », cet exercice si typiquement allemand du discours d’hommage. Donc ici, pas d’interminables considérations solennelles, que l’on comprend très bien que Lachenmann, avec son humour si vif, puisse détester. Aucun discours, ni à écouter, ni à prononcer. Lachenmann se tait, mais il n’en est que plus présent.
A défaut de bavardage, François-Xavier Roth lui offre tout de même une surprise d’anniversaire, et non des moindres : la Marche fatale, pièce pour grand orchestre créée en 2018 à l’Opéra de Stuttgart sous la direction de Sylvain Cambreling. « Une marche, avec sa prétention impérieuse à instaurer une humeur collective, martiale ou festive, n’est‑elle pas absurde, a priori ? Est‑ce même de la “musique” ? Peut‑on marcher en écoutant en même temps ? » demandait malicieusement Lachenmann. Il s’est offert en tout cas ici une véritable « plaisanterie musicale », une marche richement orchestrée, en mi bémol majeur « comme il se doit » (sic), dont la solennité joyeusement pesante dévie constamment, comme si les musiciens prenaient un plaisir pervers à la saboter. Quelques compositeurs illustres semblent s’inviter au fil de ces dérapages contrôlés, évocations qui paraissent textuelles (dont un savoureux faux Wagner) mais sans jamais l’être tout à fait. Bref, même dans la farce, Lachenmann brouille les pistes, jusqu’à une interruption brutale par un coup de gong, choc frontal qui fige soudain tout l’orchestre. Un vrai régal, en vérité, que cette pochade dont on espère simplement qu’elle ne deviendra pas, statistiquement, l’œuvre la plus jouée du compositeur dans les décennies à venir.
Car interpréter le vrai Lachenmann, en particulier celui des grandes « musiques concrètes d’orchestre », n’a rien d’une sinécure. Au point que, très souvent, le compositeur est invité à rencontrer les musiciens avant les répétitions pour leur expliquer ce qu’il faut vraiment tirer de la partition, tant les effets sonores requis sont particuliers et inédits. Une oralité complémentaire de l’écrit dont on peut se demander comment elle se perpétuera à long terme, même si, du haut de ses 90 ans, toujours aussi droit et alerte, Lachenmann continue de répondre présent. « On dit que l’âge n’empêche pas la folie. Mais moi je dis : la folie empêche de vieillir. Et c’est bien mon problème. »
Un peu fou, le concerto pour piano, car c’en est bien un, intitulé Ausklang ? Oui, assurément, ne serait‑ce que par sa durée, comparable à celle des concertos de Brahms, ou par son effectif orchestral gigantesque, la plupart du temps utilisé avec une extrême parcimonie. Une juxtaposition pointilliste de bruits et de sonorités qui pourrait tourner au catalogue de trouvailles, et qui pourtant impressionne durablement par son unité. Car c’est là, sans doute, le véritable tour de force de cette musique : une cohérence dont les ressorts mystérieux défient l’analyse. Mais il s’agit aussi d’un concerto-spectacle, autant pour le soliste – qui doit garder à portée de main une batterie d’objets pour percuter, gratter, effleurer ou chatouiller son instrument – que pour les musiciens, sollicités pour produire sans cesse d’autres artéfacts sonores. Même la vision du chef, astreint à coordonner ce monde d’accidents avec une précision continue, reste fascinante. Et, finalement, force est de constater qu’on ne s’ennuie jamais. Même le public, pourtant nombreux ce soir à la Liederhalle, semble captivé au point d’éviter d’ajouter trop de bruits parasites au message musical.
Quant à l’interprétation, dirigée avec un grand soin par François‑Xavier Roth, elle paraît çà et là un peu prudente, parfois hésitante du côté du pianiste Jean‑Frédéric Neuburger, appelé à remplacer au dernier moment Jean‑François Heisser. Mais rien qui atténue l’impact de cette œuvre majeure, qui nous oblige à écouter autrement, avec des moyens toujours aussi novateurs, même quarante ans après. Lachenmann aime à répéter : « N’importe qui peut écouter, mais entendre n’est pas donné à tout le monde. » Ce soir, pourtant, d’importants messages semblent bien être passés. Applaudissements chaleureux pour le compositeur et les interprètes, suivis d’un Joyeux anniversaire jazzy joué par une partie de l’orchestre : un hommage sympathique et pleinement réussi.
Autre affaire en seconde partie : les débuts encore tout récents de François‑Xavier Roth à la tête du SWR Symphonieorchester. Une nomination concomitante de polémiques embarrassantes que l’on n’a guère envie d’évoquer ici, mais surtout à la tête d’un orchestre toujours marqué par les séquelles d’une politique culturelle catastrophique, aberration déjà longuement analysée dans ces colonnes et qu’il serait vain de continuer à ressasser, même si ses effets perdurent. Quoi qu’il en soit, les années ont passé, au point que François‑Xavier Roth puisse accepter aujourd’hui un poste qu’il aurait certainement décliné lorsque la crise institutionnelle battait son plein. Preuve que même les blessures les plus profondes peuvent finir par cicatriser.
Entre-temps, la carrière artistique de François‑Xavier Roth s’est nettement infléchie vers l’historiquement informé, et ce qu’il propose ce soir dans Beethoven n’a plus grand‑chose à voir avec l’héritage façonné naguère par Michael Gielen à la tête du défunt Orchestre du SWR de Baden‑Baden et Freiburg. Peut‑être davantage, en revanche, avec les pratiques défendues par Roger Norrington à la tête du tout aussi défunt Orchestre du SWR de Stuttgart : éviction quasi systématique du vibrato, cors et trompettes naturels, timbales viennoises nettement plus « claquantes » que les modèles à pédale, etc. Il en résulte une Septième Symphonie martiale, astringente, sèche, pugnace... On pourrait multiplier les adjectifs, mais ils resteraient tous dans cette zone un peu inconfortable, disons, modérément agressive. Une esthétique qui semble toutefois convenir à un orchestre où l’on remarque de nombreux nouveaux musiciens, très jeunes, et qui, de toute façon, demeure pensée, maîtrisée, sans verser dans trop d’excès (en particulier un dernier mouvement maintenu dans un tempo relativement raisonnable).
Créditons au moins ici François-Xavier Roth d’un effort réel pour redonner une personnalité à un orchestre qui, longtemps, n’en avait plus aucune, même si ce n’est peut‑être pas celle dont on rêve pour cette symphonie. Mais, là encore, tout dépend du système de références de chacun – Harnoncourt et Gardiner, ou Gielen et Karajan ? – puisqu’à une époque où tout jugement trop tranché dans ce domaine tend à devenir suspect, l’appréciation critique ne semble plus permise que sous cette forme prudemment relative. Un point marquant cependant : quelques mesures au cours du premier mouvement, où Beethoven sonne presque... comme du Lachenmann ! Et ça, quand même, c’est très fort.
Laurent Barthel
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