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Pas de deux entre danse et opéra Geneva Grand Théâtre 10/26/2025 - et 28, 30 octobre, 2, 4 novembre 2025 Claude Debussy : Pelléas et Mélisande Mari Eriksmoen (Mélisande), Björn Bürger (Pelléas), Leigh Melrose (Golaud), Nicolas Testé (Arkel), Sophie Koch (Geneviève), Charlotte Bozzi (Yniold), Mark Kurmanbayev (Un médecin, Un berger), Benjamin Behrends, Hiroki Ichinose, Morgan Lugo, Pascal Marty, Oscar Comesana Salgueiro, Ricardo Gomes Macedo, Julio José León Torres, Dylan Phillips (danseurs)
Chœur du Grand Théâtre de Genève (enregistrement de 2021), Orchestre de la Suisse Romande, Juraj Valcuha (direction musicale)
Sidi Larbi Cherkaoui, Damien Jalet (mise en scène, chorégraphie), Marina Abramovic (décors), Iris van Herpen (costumes), Urs Schönebaum (lumières), Marco Brambilla (vidéo), Koen Bollen (dramaturgie), Piet De Volder (dramaturgie musicale)
 (Magali Dougados)
En février 2018, le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui mettait en scène, en collaboration avec son fidèle associé Damien Jalet et l’artiste plasticienne Marina Abramovic, Pelléas et Mélisande à l’Opéra des Flandres à Anvers, dans une production qui a fait beaucoup parler d’elle. Et pour cause puisqu’elle se distinguait par son approche chorégraphique et visuelle unique en son genre, allant bien au‑delà d’une mise en scène d’opéra classique, un « spectacle total » en quelque sorte. La mise en scène a été reprise à Genève en 2021, mais en streaming, dans une salle vide, pandémie oblige. Aviel Cahn, directeur du Grand Théâtre, a tenu à la présenter cette fois devant un public en salle, comme il l’a fait pour toutes les autres productions qui avaient été programmées pendant la crise du covid, une démarche qu’il convient de saluer.
Cette mise en scène de Pelléas et Mélisande par Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet se caractérise par une approche radicale et interdisciplinaire, transformant l’ouvrage de Debussy en une sorte d’opéra‑ballet, en raison de l’importance accordée à la danse et au mouvement. Les deux chorégraphes ont cherché à explorer à travers le langage corporel et la danse les émotions enfouies des personnages. Plutôt qu’une simple illustration de la musique de Debussy, le duo a voulu mettre en lumière les énergies invisibles et les émotions cachées des protagonistes, dans cet opéra où justement les non‑dits et les silences sont légion. Huit danseurs (exclusivement masculins) presque nus accompagnent l’ensemble de l’opéra, souvent dans des mouvements lents et hypnotiques. Ils incarnent les émotions refoulées et le subconscient des personnages. Ces danseurs amplifient et reflètent les sentiments intérieurs des protagonistes. Les chanteurs adoptent, pour leur part, une gestuelle chorégraphiée, ce qui crée une fluidité entre leur chant et leurs mouvements. L’intégration de la danse est l’élément central de cette production. Au lieu de cantonner le mouvement au ballet, les metteurs en scène ont fait de la chorégraphie une extension de l’expression des chanteurs, et c’est ce qui fait toute la force, la pertinence et la singularité du spectacle.
La scénographie est l’un des autres éléments marquants de cette production. Marina Abramovic, figure de l’art de la performance, a conçu un univers minéral et archaïque qui symbolise le poids de la fatalité et des non‑dits qui pèse sur les personnages. Le plateau est dominé par des rochers monumentaux qui évoquent des menhirs ou des vestiges de civilisations anciennes ; ce ne sont pas de simples décors, mais des éléments actifs du drame : les interprètes se déplacent autour d’eux, les contournent ou s’y adossent. Quant à l’eau, très présente dans le livret de Maeterlinck, elle est évoquée de manière abstraite. Plutôt que de représenter une fontaine, la mise en scène insiste sur l’idée d’une eau dormante, d’une énergie sous‑jacente qui se répercute dans le mouvement des danseurs. On relèvera aussi les costumes avant‑gardistes signés par la créatrice de haute couture Iris van Herpen, qui complètent l’esthétique générale de la production, ainsi que les éclairages d’Urs Schönebaum, avec de superbes jeux d’ombres et de lumière qui amplifient les non‑dits et l’ambiguïté de la psychologie des personnages. Autant d’éléments qui confèrent une touche envoûtante et poétique au spectacle.
La distribution vocale – parfaitement homogène – se hisse à un très haut niveau. Il convient de saluer, pour un plateau aussi international, le soin apporté à la prononciation française, si bien que les textes sont parfaitement compréhensibles de bout en bout. Mari Eriksmoen est une Mélisande extrêmement émouvante, gracieuse et douce, tout en retenue. Leigh Melrose compose un Golaud à la voix puissante, dont la progression psychologique est clairement lisible, passant de la curiosité initiale pour Mélisande à l’amour, puis à la violence et à la folie extrême. Björn Bürger incarne un magnifique Pelléas, au timbre lumineux et ardent. L’Arkel de Nicolas Testé impressionne par son superbe phrasé et sa noble autorité, alors que la Geneviève de Sophie Koch est nettement plus en retrait. On ne saurait oublier l’Yniold de Charlotte Bozzi, admirable de présence intense et radieuse. La fosse est occupée par un Orchestre de la Suisse Romande des grands soirs, sous la direction inspirée et intense de Juraj Valcuha, lequel fait ressortir à merveille toutes les couleurs et les sonorités de la partition de Debussy. Un spectacle envoûtant à tous les points de vue.
Claudio Poloni
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