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La double fable du Tsar Saltan

Madrid
Teatro Real
04/30/2025 -  et 2, 4, 5, 8, 10, 11 mai 2025
Nikolai Rimski-Korsakov : Le Conte du Tsar Saltan
Svetlana Aksenova (Tsarine Militrisa), Bogdan Volkov (Tsarévitch Gvidon), Nina Minasyán (Princesse-Cygne), Ante Jerkunica (Tsar Saltane), Carole Wilson (Babarikha), Bernarda Bobro (La cuisinière), Stine Marie Fischer (La tisserande), Evgeny Akimov (Un vieillard), Alexander Vassiliev (Le bouffon, Un navigateur), Alejandro de Cerro (Le messager, Un navigateur), Alexander Kravets (Un navigateur)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), José Luis Basso (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Ouri Bronchti (direction musicale)
Dmitri Tcherniakov (mise en scène, décors), Elena Zaytseva (costumes), Gleb Filshtinsky (lumières, vidéo)


B. Volkov, S. Aksenova (© Javier del Real/Teatro Real)


Il s’agit de la production du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles (novembre 2019), dont ConcertoNet avait rendu compte en son temps, reprise en décembre 2023 après avoir été présentée à l’Opéra du Rhin en mai 2023. On s’efforcera donc de ne pas répéter la très sage analyse qui en était faite.


La fable populaire sur le Tsar Saltan et le malheur qu’il a fait subir à la tsarine et au tsarévitch, ainsi que l’apparition de la Princesse-Cygne, ont été racontés par Pouchkine dans l’une de ses plus belles histoires écrites en vers. Rimski‑Korsakov a composé son dixième opéra d’après le conte de Pouchkine, avec un livret de Vladimir Belski, qui avait déjà écrit pour lui Sadko (et, plus tard, La Légende de la cité invisible de Kitège et Le Coq d’or . Nous sommes en 1900, à une époque prérévolutionnaire en Russie, et la guerre avec le Japon approche à grands pas. L’opéra n’est pas ce qu’il y a de plus approprié pour le réalisme, et le maître Rimski a essayé d’aborder la réalité russe à travers les légendes que le peuple avait accumulées, ainsi qu’à l’aide de motifs populaires ou de type populaire (mariages et baptêmes, assurément, mais aussi chants de soldats ou chants de moisson). A quoi il faut ajouter quelque chose de très important : l’obtention, sur plusieurs décennies, d’une prosodie adaptée au chant en russe. Après Le Tsar Saltan, Rimski composa cinq autres opéras : Servilia, un malheureux échec ; Pan Voyevoda, son hommage à la Pologne, pays alors occupé par la Russie, la Prusse et l’Autriche ; Kachtcheï l’Immortel, une courte fable que nous apprécions plus aujourd’hui qu’alors, précurseur de L’Oiseau de feu de Stravinsky ; et les deux belles œuvres finales mentionnées, deux titres considérés comme le couronnement d’un compositeur de quinze opéras.


Mettre en scène Tsar Saltan au sens littéral du concept original n’est pas absurde, mais cela nécessiterait de réduire le public à l’état d’enfance (et pas seulement de jeunesse). Et le public n’a plus besoin de l’histoire nationale, surtout s’il est étranger ; nous avons d’autres histoires sous la main, de nombreux titres de presse, des guerres immédiates, des guerres lointaines, même oubliées par notre mémoire paresseuse. Tcherniakov opte pour un méta‑récit : ce n’est pas lui qui nous raconte l’histoire, c’est la tsarine Militrisa qui tente de la raconter à son fils autiste, plongé dans des silences qu’elle seule peut pénétrer. Pour ce faire, elle entraîne dans la danse ses proches et ses amis (parmi eux, la prestation extraordinaire de celle qui se fera passer pour la Princesse‑Cygne), qui prêtent leur concours au petit mensonge, devenant ensuite une trop grande farce, qu’elle veut dire à son fils comme si elle lui expliquait la vie ou le secret. Les masses qui célèbrent le nouveau prince, qui le préfigurent ou le louent, disparaissent. La solitude et l’imagination de la mère et du fils y demeurent. Ainsi, Tcherniakov raconte ce que quelqu’un raconte : un méta‑récit. Et ce que nous percevons, ce sont deux histoires qui restent vivantes sans se perturber l’une l’autre. C’est‑à‑dire que, contrairement à tant de productions aux ambitions souvent contrariées, nous sommes face à une proposition qui ne s’oppose pas à ce que l’original entend, mais qui suscite plutôt une réception possible de celui‑ci, sans le supprimer. Autrement dit, l’esthétique de la réception aurait quelque chose ou beaucoup à dire ici. Le support graphique de l’histoire que l’on raconte s’appuie sur les figures parfois dans le style des comics d’Elena Zaytseva ; ou dans la vidéo riche, changeante et splendide, un conte féerique, de Gleb Filshtinsky, qui est également responsable des lumières. Désormais, la scénographie tridimensionnelle de Tcherniakov englobe tout cela, en particulier la troisième dimension, qui comprend des situations fantastiques et des situations de délire. L’icône qui en résulte est suggestive, pleine de sens et de signification, du théâtre pur et bon avec un gaspillage de moyens, mais un gaspillage bien géré.


On a été un peu surpris, mais le pari de Tcherniakov a fonctionné auprès du public de la première, au point d’être enthousiaste, se joignant sans aucun doute à l’enthousiasme pour la dimension musicale du spectacle. La distribution est quasiment identique à celle de la production originale à la Monnaie : un seul des rôles principaux change, la Princesse‑Cygne, ici chantée par la soprano arménienne Nina Minasyan, une belle voix lyrique, à l’aise dans le côté léger (elle a été Lucia, Adina, Violette, Gildaet même Mélisande) ; en tant qu’actrice, elle scinde parfaitement sa double image. La splendide soprano russe Svetlana Aksenova porte sur ses épaules toute la dimension de l’histoire et elle est présente sur scène même lorsque le livret ne le prévoit pas. Voix lyrique à part entière et actrice au sourire permanent, quoique feint (et il est clair que c’est le personnage qui sourit, pas la cantatrice), elle domine l’action avec un grand sens des proportions, pour céder son incontestable pouvoir épique au tsarévitch Gvidon, c’est‑à‑dire à l’enfant qu’elle entend ramener à la vie avec une histoire, un conte. Inoubliable par la voix, le mouvement, dans son visage lumineux.


Et pour incarner le héros, le bogatyr que Militrisa a conçu pour le tsar dupé, c’est‑à‑dire pour chanter le tsarévitch Gvidon, nous avons la voix surprenante de l’Ukrainien Bogan Volkov, frôlant le Heldentenor, qui s’impose par une belle fusion d’épopée et de lyrisme mais qui maintient néanmoins subtilement le double sens du personnage. Volkov a bien étudié les gestes des autistes, sans en abuser, ce qui serait contre‑productif pour conférer une vie scénique authentique à ce personnage qui, dans la conception de Tcherniakov, est plus duplice que les autres, car il ne le sait pas. Cependant, la fin peu optimiste indique que la tromperie et l’histoire de maman n’ont pas atteint leur objectif. La basse croate Ante Jerkunica est exemplaire dans son double rôme, toujours avec une voix grave et une grande aisance dans le registre profond, du tsar inepte au banquet avec les voyageurs à l’ami qui feint des paternités improbables, où Jerkunica semble donner le meilleur de lui‑même à la fois vocalement et scéniquement, avec une magnifique présence.


Excellentes prestations également de ce trio infernal que sont les parents de Militisa-Cendrillon dans un mariage réussi d’émaux et de tessitures : la soprano Bernarda Bobro, la mezzo Stine Marie Fischer, d’une puissance dense contrastant avec sa silhouette fragile, et la mezzo Carole Wilson aux commandes, en tant que marraine ou tante Babarikha. La touche finale est apportée par les personnages secondaires et le chœur, des personnages comiques aux intermédiaires itinérants, sur lesquels on se s’attardera pas. Une prestation splendide du chœur titulaire, dont le coach vocal Sergey Rybin a certainement été très satisfait au sein d’une distribution presque entièrement russophone. Tout cela est englobé dans la dimension symphonique de la fosse, car il ne faut pas oublier que cet opéra comprend au moins quatre poèmes symphoniques miniatures, dont l’un est assez vaste en comparaison. Remplaçant Karel Mark Chichon, qui a dû renoncer pour des raisons médicales, le chef français Ouri Bronchti délivre symphonisme et continuité, ligne et accompagnement, dans une totalité de sens, complice et fondement de la conception audacieuse de Tcherniakov. Mais la base, il faut le souligner, se trouve dans la fosse avec Bronchti.


Le succès a dépassé ce qui était prévisible. En effet, vous pouvez renverser un classique, et le public de l’opéra l’acceptera si cela a du sens, même un sens qui lui était jusqu’alors inconnu.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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