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Fausse bonne idée Lyon Palais de la Mutualité (Salle Edouard Herriot) 04/19/2025 - Anatoly Liadov : Le Lac enchanté, opus 62 (transcription Noack)
Johan Sebastian Bach : Suite françaises n° 1 en ré mineur, BWV 812 : 1. Allemande & 2. Courante – Suite française n° 2 en do mineur, BWV 813 : 1. Allemande & 4. Air – Suite française n° 3 en si mineur, BWV 814 : 1. Allemande
Maurice Ravel : Gaspard de la nuit
Alexandre Scriabine : Sonates pour piano n° 2 en sol dièse mineur « Fantaisie », opus 19, et n° 4 en fa dièse majeur, opus 30
Claude Debussy : Estampes : 1. « Pagodes » Florian Noack (piano)
 F. Noack (© Monika Lawrenz)
A l’occasion de son vingtième anniversaire, le festival Les Pianissimes adopte une nouvelle formule, avec des concerts désormais échelonnés de janvier à juin en région lyonnaise, mais avec des objectifs inchangés : « diversifier le public » (saluons l’initiative offrant la possibilité aux jeunes de moins de 26 ans d’assister gratuitement au concert du jour), « soutenir les jeunes talents » du piano et « dépoussiérer le concert classique » avec des programmes conviviaux et inclusifs.
La proposition de cette fin d’après-midi de samedi correspond à ces intentions, bien que Florian Noack (né en 1990) ne soit plus un « espoir du piano », mais un artiste célébré par la critique grâce à ses disques réalisés pour La Dolce Volta, notamment le formidable album « I wanna be like you ». Explorateur de répertoires peu fréquentés, transcripteur ingénieux, virtuose doué et original, le musicien belge est l’une des personnalités les plus singulières de la scène pianistique actuel. Et c’est encore pour un « projet » innovant qu’il répond à l’invitation des Pianissimes : son récital est présenté comme un « concert immersif avec une plongée dans l’univers onirique du peintre Zao Wou‑Ki et du photographe Marc Riboud [dont les] œuvres feront l’objet d’une promenade visuelle en accord avec la musique ». Ainsi entend‑il mettre en scène un dialogue entre musique et arts visuels, associé pour l’occasion à l’artiste Anne Sadovska. Cette dernière vient d’ailleurs sur scène avant l’entrée du pianiste pour expliquer ses intentions, en des termes relativement obscurs, ce qui soulève d’emblée des appréhensions quant à la pertinence de la démarche. Faut‑il imposer une illustration à l’auditeur plutôt que de le laisser créer ses propres images mentales à partir de la musique ? D’autre part, la disposition scénique fait craindre qu’il n’y ait un peu tromperie sur le projet, dont l’ambition « immersive » (un concept dans l’air du temps) ne se matérialise que par l’installation au‑dessus du piano d’un écran de cinéma de petite taille, sur lequel seront projetées les images.
La première partie du récital fonctionne pourtant bien. La transcription du Lac enchanté de Liadov offre une densité des plans sonores, des chants et contrechants agencés par le pianiste-transcripteur avec à‑propos, des teintes debussystes qui s’harmonisent de manière convaincante avec les aplats bleutés et les nébulosités orageuses de la toile 04.01.1982 de Zao Wou‑Ki, qui se dévoile peu à peu en un travelling arrière. Plus loin, l’Allemande de la Suite française en ut mineur, avec sa progression obstinée et paisible, est illustrée par une belle photographie par Marc Riboud d’un escalier au flanc des montagnes sacrées de Huang Shan. En fin de programme, « Pagodes », bien structuré par Florian Noack, progresse à mesure que se dévoilent les nuances brun‑jaune de plus en plus lumineuses du grandiose En mémoire de May, réalisé par Zao Wou‑Ki en 1972.
D’autres associations semblent moins pertinentes, par exemple celle d’une autre photo de la série Huang Shan, dont les brumes et les gris monochromes se juxtaposent sans intérêt avec la Courante de la Première Suite française, remarquablement colorée par Noack. Plus incongrue encore est la projection d’une toile incandescente du peintre chinois (Terre rouge – 16.01.2005), d’une vigueur déplacée en regard de l’extraordinaire Allemande de la Deuxième Suite française, à laquelle Florian Noack sait donner la pulsation sereine qui lui convient.
Le pire débute lorsque la projection des toiles de Zao Wou‑Ki et des photos de Marc Riboud disparaît pour laisser place aux productions de Mme Sadovska, que son site internet présente comme une spécialiste du « mapping vidéo », une technique destinée à l’origine « à animer des bâtiments extérieurs de nuit ». Cette esthétique du « son et lumière », aux couleurs criardes et évoluant de manière arbitraire, à l’animation gauche, à l’imagerie souvent très kitsch, vient ainsi détourner la perception que l’auditeur peut avoir de Gaspard de la nuit et des deux sonates de Scriabine. Le dispositif est d’autant plus inapproprié que dans les œuvres en question, la musique se suffit à elle-même pour peindre des images puissamment évocatrices. Les projections gentillettes d’Anne Sadovska n’ont ainsi aucun rapport avec les visions maléfiques d’Aloysius Bertrand capturées par Ravel : de paisibles carpes plus ou moins chinoises surgissent au climax d’« Ondine », tandis que les teintes blafardes du « Gibet » sont accompagnées de la vision de sous‑bois peinturlurés en bleu et rouge, où passent à contre‑sens la silhouette d’un daim, puis d’un promeneur. Enfin, les images plaquées sur « Scarbo » sont celles d’un film d’animation cheap, montrant un intérieur nuit platement décoratif d’où la magie noire est absente. Il en va de même avec Scriabine, dont le symbolisme et la théosophie sont abandonnés à l’anecdotique et au hasard. Evocation exaltée de la mer sous le clair de lune, la Deuxième Sonate est ici « habillée », on se demande bien pourquoi, d’une surimposition de couleurs naïves, de dragons chinois et d’extraits de la partition qui ne correspondent pas à ce que le pianiste est en train de jouer. De même, la Quatrième Sonate, censée évoquer le flamboiement d’une étoile symbole de plénitude, est amoindrie par des images de champs de blé qui passent aléatoirement par toutes les nuances chromatiques.
Ces images s’interposent péniblement entre l’auditeur et la musique, et il est difficile, dans ces conditions, d’en faire abstraction pour se concentrer sur le jeu d’un interprète qui en paraît lui‑même un peu gêné. Mais en se soustrayant à l’écran qui le surplombe, que peut‑on dire du jeu de Florian Noack en lui‑même ? On l’a dit, la transcription de Liadov est une vraie réussite, son Bach lumineux et charnu, d’une nature franchement pianistique qui n’est pas sans rappeler celui d’un Murray Perahia, son Debussy d’une belle densité. De même, ce virtuose accompli n’a aucun mal à triompher des difficultés de Ravel et de Scriabine. Il y fait preuve d’une fluidité, d’une souplesse, d’une facilité impressionnantes, mais qui nous cependant laissent un peu à distance. Est‑ce la faute des images si l’on ne savoure pas tout à fait ce jeu pianistique souverain ? Peut‑être pas entièrement. Sans jamais saluer ni établir un rapport de communication avec le public, refusant avec une sorte de timidité les applaudissements qui cherchent à fuser de la salle, Florian Noack enchaîne les uns après les autres les morceaux d’un programme décousu, peinant ainsi à donner à chaque pièce son caractère et à vraiment raconter une histoire au long du récital. Ainsi, le final de « Scarbo » et celui des deux sonates de Scriabine peuvent bien faire gronder le clavier comme on rarement, mais sans créer vraiment de griserie ou d’émotion. On peine à y retrouver l’inventivité et la savante décontraction qui magnifiaient les disques du pianiste, en particulier « I wanna be like you ».
Le bis, heureusement débarrassé d’accompagnement visuel, est justement une sorte de « bande-annonce » du prochain disque de Noack, consacré à la musique des Années folles (« Tales of the Jazz Age »). Son adaptation de la chanson de Gershwin How Long Has This Been Going On? nous le montre à son affaire en sa virtuosité flegmatique et son swing, mais ajoute cependant encore à l’éclectisme d’un programme décidément bancal, de sorte qu’on en ressort avec l’envie d’entendre cet artiste singulier et imaginatif dans un contexte plus favorable.
Le site du festival Les Pianissimes
Le site de Florian Noack
Le site d’Anne Sadovska
Le site de Marc Riboud
François Anselmini
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