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Exhumation inaboutie d’un chef-d’œuvre

Marseille
Opéra
04/01/2025 -  et 4, 6*, 8 avril 2025
Ernest Reyer : Sigurd
Catherine Hunold (Brunehild), Charlotte Bonnet (Hilda), Marion Lebègue (Uta), Florian Laconi (Sigurd), Alexandre Duhamel (Gunther), Nicolas Cavallier (Hagen), Marc Barrard (Un prêtre d’Odin), Gilen Goicoechea (Un barde), Marc Larcher (Irnfrid), Kaëlig Boché (Hawart), Jean‑Marie Delpas (Rudiger), Jean‑Vincent Blot (Ramunc)
Chœur de l’Opéra de Marseille, Florent Mayet (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Marseille, Jean‑Marie Zeitouni (direction musicale)
Charles Roubaud (mise en scène), Emmanuelle Favre (décors), Katia Duflot (costumes), Jacques Rouveyrollis (lumières), Julien Soulier (vidéo)


A. Duhamel, C. Hunold (© Christian Dresse)


Dans les limbes


Nous étions sortis pleins d’enthousiasme du palais Hornecker de Nancy, en octobre 2019, après une version concertante de Sigurd qui avait marqué le centenaire de l’ouverture de la nouvelle salle de l’Opéra de Nancy. L’œuvre, qui faisait partie du répertoire courant dans les années 1960 dans nos provinces, a déserté l’Opéra de Paris depuis 1935 et semble pour l’heure encore réservée à des anniversaires symboliques. Ainsi, trente ans après sa dernière production à Marseille, le chef‑d’œuvre du compositeur local Ernest Reyer fait son retour sur le Vieux‑Port à l’occasion des festivités du centenaire de l’Opéra municipal, commencées en décembre 2024 avec un concert de gala. La maison, comme celle de Nancy en 1919, avait rouvert ses portes en 1924 après l’incendie de la salle précédente en montant l’œuvre la plus célèbre de Reyer, créée à Bruxelles en 1884.


A l’évidence, deux facteurs ont joué en la défaveur de Sigurd. D’une part, une réputation fallacieuse de « Tétralogie du pauvre », les liens de parenté étroits entre Sigurd et le binôme Siegfried-Le Crépuscule des dieux de Wagner faisant pencher la balance du côté du maître de Bayreuth, au style plus singulier, alors que Reyer a composé son œuvre à partir des mêmes sources littéraires mais avant son homologue allemand. D’autre part, l’extinction d’une partie de l’école de chant française capable d’assumer les lourds rôles de Brunehild et Sigurd. Depuis le retrait des scènes de Gustave Botiaux en 1973, aucun ténor français n’a pu endosser les rôles de « fort ténor », et le seul qui aurait pu le faire à notre époque, l’Américain Brian Hymel, a dû mettre brutalement fin à sa carrière avant de réaliser les promesses que son album « Héroïque » avait laissé entrevoir en 2015 : Vasco, Adoniram, Jean d’Hérodiade et... Sigurd.


Promesses encore


Si nous nous étions enthousiasmés à Nancy, c’est parce que deux éléments essentiels à la réussite d’une exécution de cette œuvre étaient présents : une Brunehild au sommet de ses grands moyens de soprano dramatique, Catherine Hunold, et un chef d’orchestre inspiré, Frédéric Chaslin, qui avait porté le concert à bout de bras, avec un amour et une passion communicatives : la musique de Reyer rayonnait sous sa baguette.


C’est dire si la production phocéenne était attendue, la première depuis celle d’Erfurt en 2015 à proposer l’œuvre mise en scène, avec des coupures moins douloureuses (plus de trois heures de musique à Marseille : il en manque encore une heure pleine, le quatrième acte en pâtit...).


Le directeur de la maison a tenu à réunir une équipe totalement française, jusqu’aux responsables de la mise en scène, qui sont des fidèles de l’Opéra municipal, sous la houlette du Marseillais Charles Roubaud. Le pari principal était de confier le rôle‑titre à un ténor lyrique en pleine mutation vers des rôles dramatiques, Florian Laconi, qui avait déjà osé Vasco sur le Vieux‑Port en 2022. Le retour de Catherine Hunold en Brunehild, la prise de rôle d’Alexandre Duhamel en Gunther permettaient d’entrevoir la réalisation de tous nos espoirs.


Des grains de sable sur le Vieux-Port


Pour que la production soit réussie, il fallait d’abord une mise en scène évocatrice, et une direction d’orchestre de haut vol. Et c’est là que le bât a commencé à blesser.


Charles Roubaud a conçu une mise en scène assez sobre, mêlant des décors géométriques modulables signés Emmanuelle Favre avec des vidéos de Julien Soulier permettant de résoudre la difficulté constituée par les éléments surnaturels que l’histoire recèle, notamment le combat de Sigurd contre les Kobolds au deuxième acte. Le décor ouvert d’Emmanuelle Favre au premier acte, stylise avec goût la cour de Gunther à Worms grâce à des parois obliques à jardin imitant la pierre, donne un aspect minéral séduisant à la cour, et les piliers mobiles permettent une modularité bienvenue. Ce décor a néanmoins pour défaut une ouverture empêchant les voix de porter correctement dans la salle, obligeant les chanteurs à lutter avec un orchestre très puissant au premier acte. On déplore que le chant passe ainsi au second plan, le parterre étant privé d’une bonne partie de la projection des voix. Et si les vidéos du combat de Sigurd avec les esprits malfaisants permettent une intelligente symbolisation du combat intérieur du héros, c’est encore au prix de la projection de la voix de Florian Laconi : le tulle qui sert d’écran pour l’image fait parfaitement écran à la voix du chanteur prostré, presque allongé contre un pilier au centre de la scène. Ce manque de considération affiché face aux exigences du chant étonne et désole.


Bien sûr, on ne peut réduire cette mise en scène à ces maladresses : la mobilité des éléments (piliers, lit de pierre de Brunehild qui apparaît et disparaît) est un vrai atout, apportant de la fluidité à la réalisation, mais ensuite la sorte de transat de pierre placé au centre de la scène étonne dans un tel contexte, et ni le cor de Sigurd qui s’illumine de l’intérieur, ni les éclairs qui fusent quand la Valkyrie touche le héros, ne permettent de sortir d’une certaine convention.


Les lumières de Jacques Rouveyrollis, fort complexes, aux angles multiples, dessinent des ambiances très variées, de la nuit étoilée (superbe nocturne au quatrième acte) à l’orangé récurrent des soirs surmontés de bleus en dégradé, du vert crépusculaire dans la grande déploration de Brunehild, à la lueur bleutée au moment d’« Un souvenir poignant ». Il trace des ombres sur le décor de pierre du premier acte. Son travail entre en combinaison avec les vidéos de Julien Soulier, extrêmement suggestives au deuxième acte, où, combinées à la brume artificielle, elles évoquent une forêt d’Islande poétique, grâce à des feuillages projetés sur les piliers qui, alors, forment des troncs d’arbres aux contrastes très étudiés. Plus loin, ces vidéos projetées sur le tulle permettent d’esquisser les hallucinations dont Sigurd est la proie, avec des chauves‑souris blanches assez diaboliques, puis des diablotins blancs, même si le combat physique avec les esprits, matérialisé par la vidéo en arts martiaux à la Jackie Chan, prête un peu à sourire. Des femmes en blanc lavant le linge à la rivière, puis d’autres personnages plus flous qui progressivement s’évanouissent comme s’ils étaient faits de sable et se désintègrent, permettent de figurer avec intelligence la psyché du héros en proie aux démons. Plus loin, à la fin du deuxième acte, la vidéo permet de nous embarquer dans un voyage de l’Islande à Worms très cinématographique, tandis qu’au quatrième acte, la projection de surfaces d’eaux mouvantes est particulièrement évocatrice quand Brunehild emmène Sigurd près de la fontaine. Enfin, les projections nous plongent dans un impressionnant gouffre en guise de « palais sombre » sur la terrasse du burg de Gunther, dont on sort dans un mouvement ascensionnel saisissant. La scénographie est donc relativement réussie.


Les costumes de Katia Duflot, sobres et de bon goût, oscillent entre le style militaire (manteaux sombres et bottes de cuir, très élégants pour Gunther et Hagen) et civil (costume de mafioso au premier acte pour Hagen, dont les sbires jettent des billets de banque à la foule au troisième). Hilda et Uta comme Brunehild sont habillées de robes fluides et joliment ornées dans des camaïeux de gris, la Valkyrie portant un bustier couvert d’un manteau gris argenté au troisième acte. Les chœurs sont vêtus de costumes très divers, allant de la robe de bure de capucins encapuchonnés au début du deuxième acte à des robes et chapeaux cloches de style années 1920 au dernier acte dans un final qui se veut libérateur. Sigurd est habillé d’un costume blanc cassé au croisillon gris, qui rappelle sa pureté comme sa caste de guerrier (les hommes l’entourent portent la même couleur), les envoyés d’Attila se distinguent par leurs manteaux et casquettes verts. On regrette seulement que Sigurd, quand il se fait passer pour Gunther au réveil de Brunehild, n’ait qu’un masque de fer pour créer cette illusion et garde son costume blanc. La diversité des styles vestimentaires, peut‑être excessive, ajoute au manque de cohérence de la vision de Roubaud, où un certain statisme règne dans la gestion des corps.


Actors solo


L’autre talon d’Achille de la réalisation, bien plus grave, est une direction d’acteurs approximative voire parfois inexistante : les chanteurs sont trop souvent livrés à eux‑mêmes, face au public (Sigurd et Brunehild main dans la main, Gunther qui se réfugie sur le transat de pierre, dos au public), le chœur, lui aussi, est parfois réduit à des mouvements de convention (à la fin du dernier acte, en rangs par trois, filles à jardin, garçons à cour, qui se rejoignent au centre d’une façon tellement académique)... On se demande si le metteur en scène croyait lui‑même assez en l’œuvre pour en tirer la substantifique moelle car une sensation de statisme et d’empois domine trop souvent dans la réalisation.


Pomp and Circumstance


Frédéric Chaslin, comme en son temps Manuel Rosenthal, dans un style différent, nous ont persuadés que cette œuvre méritait mieux que sa réputation d’opéra au style pompier. Certes, le premier acte, avec le long accueil des envoyés d’Attila, présente des similitudes avec le statisme cérémoniel de Lohengrin et de Tannhäuser ; certes, l’œuvre paie aussi son tribut à une conception kaléidoscopique, où les influences de Wagner (qui est carrément, cité notamment au tout début du troisième acte), de Gluck (dans la déclamation) et de Berlioz sont manifestes : les vents diaboliques des Kobolds sont un hommage évident au Berlioz de La Damnation de Faust, la grande scène tragique de Brunehild au quatrième acte « O palais radieux de la voûte étoilée ! » rejoint le pathos douloureux et tenu de la Didon des Troyens. Il revient au chef de faire le nécessaire pour unifier ces influences dans une direction qui nous épargne la lourdeur pompière pour y substituer une fluidité qui elle seule permet d’accéder au mélange de lyrisme et d’épopée qui la caractérise.


Malheureusement, Jean-Marie Zeitouni n’était pas l’homme de la situation. Après une Ouverture retenue et vibrante, remarquablement calibrée, il tonne à l’excès, notamment au premier acte, ne laissant aux chanteurs ni la possibilité de projeter la voix, ni celle de respirer avec aise, sa baguette se montrant par trop inflexible. Inflexible mais pas sans défauts majeurs : il alterne de très beaux moments lyriques avec des foucades, se montrant en un mot inégal. Les pupitres de l’orchestre marseillais sous sa baguette ne se montrent pas sous leur meilleur jour. Si les vents sont magnifiques au deuxième acte au cours du combat contre les esprits, les cuivres se montrent très inégaux au cours de toute la soirée, et c’est bien malheureux vu l’importance prépondérante qui est la leur dans cette partition. Si la clarinette solo se met en valeur, comme les harpes et les percussions (cymbales et timbales en loges d’avant‑scène, tout à fait irréprochables), les cordes même alternent le bon et le moins bon. L’orchestre joue souvent trop fort, comme le chœur, qui, dans les fortissimi, tonne à l’excès, noyant les chanteurs au premier acte. Rythmiquement aussi, la phalange phocéenne est prise en défaut : au début du deuxième acte, le magnifique chœur des prêtres « Dieux terribles qui vous plaisez/Dans les nuages embrasés/Qu’en vos mains dorme le tonnerre » est gâché par un décalage considérable avec l’orchestre, et à la fin du troisième, « Suivant de Brunehild la marche triomphale » est à peine plus rigoureux. Seul l’acte IV est maîtrisé par le chef. A d’autres moments, le chœur maison, dirigé par Florent Mayet, se montre plein de cohésion, les passages importants chantés en coulisses sont magnifiques de fondu, les pupitres féminins négocient les aigus avec aise et les masculins font honneur à leur réputation.


Une distribution inégale


Dans ce contexte, il aurait fallu une équipe de chanteurs sans failles pour que l’œuvre révèle une grande partie de son potentiel. On admire Maurice Xiberras pour l’ardeur qu’il met dans la défense du répertoire français et pour la constance avec laquelle il engage les chanteurs français pour l’illustrer. On saura donc gré au directeur d’avoir veillé à l’élaboration d’une distribution cent pour cent française. Mais en offrant des rôles à des habitués de très longue date, et même un rôle à un chanteur hors tessiture, il ajoute au manque de cohérence de la production. Il est dommage d’offrir le rôle du Barde au magnifique baryton lyrique de Gilen Goicoechea, qui ne peut qu’éviter tous les graves d’un rôle de basse. Il est dommage de réduire la magnifique basse de Jean‑Vincent Blot aux utilités de Ramunc, alors qu’il avait montré son potentiel dans la récente Africaine marseillaise avec un Grand Inquisiteur très impressionnant, et aurait fait un Barde admirable. Si Jean‑Marie Delpas est touchant dans la partie de Rudiger, il faut compter sur le fait que le spectateur pardonne beaucoup à un chanteur à bout de voix. Marc Barrard possède encore un baryton de belle facture, même si le timbre a perdu de sa lumière et s’est émoussé, mais il est loin d’impressionner en Grand Prêtre d’Odin, un rôle hanté par le souvenir d’Ernest Blanc (« O toi, Freia » tangue réellement), d’autant que sa prestation scénique empruntée ne rachète rien, engoncé qu’il est dans un costume qui le dessert, et sans aura sur le plan théâtral. Quand il tonne « Tremblez » dans la cérémonie en Islande au début du deuxième acte, c’est hélas sa voix qui tremble.


Si le Hagen de Reyer n’a pas l’envergure monstrueuse de celui de Wagner, sa basse plus claire et aiguë n’en a pas moins une certaine importance dramatique et se voit confier un thème musical somptueux à la scène 6 de l’acte III (« Peuple, fais retentir les airs »). Quel dommage que l’élégant Nicolas Cavallier, trop souvent laissé statique par la direction d’acteurs, ne dispose plus que d’un instrument engorgé sans projection qui lui enlève tout impact dramatique : il devient inaudible dans le trio du premier acte avec Gunther et Sigurd (« Nous sommes trois guerriers nés au pays du Rhin »).


Marc Larcher en revanche est parfait dans sa courte partie d’Irnfrid, Kaëlig Boché n’a rien à chanter hors du superbe quatuor des envoyés d’Attila au premier acte, plutôt équilibré notamment grâce à la pédale d’orgue de Jean‑Vincent Blot, dont les montées à l’aigu sont, par ailleurs, superbes lors de la présentation d’Hilda, sans qu’il tire la couverture à lui.


Florian Laconi était le gros point d’interrogation de la distribution. Allait‑il résister aux écueils d’un rôle écrasant ? Il le fait mieux qu’on ne le craignait, même si on reste partagé quant à sa prestation. La principale caractéristique du fort ténor, loin d’être la largeur de l’aigu, est plutôt sa capacité à l’assouplir et à le colorer, comme nous l’ont appris les Escalaïs, Franz, Rousselière, Verdière, Botiaux. C’est là que Florian Laconi se montre le moins à l’aise. L’aigu forte est très tendu, le vibrato s’y élargit dangereusement, le timbre s’écrase alors, et il plastronne parfois (« Doux nom » au deuxième acte, « O Brunehild, éveille‑toi ! » ensuite). Mais le ténor tient ces défauts en lisière le plus souvent, évite de s’époumoner inutilement et compte sur une certaine longueur de souffle pour calibrer un phrasé de belle classe, et sur la lumière de son timbre pour l’animer (superbe « Souviens‑toi seulement, Gunther, de ta promesse » au deuxième acte). Ainsi les belles phrases lyriques du rôle se déroulent‑elles avec aisance et clarté, de sorte que ce Sigurd fait preuve d’un certain style et d’une projection impressionnante. Les grands moments de sa partie que sont l’entrée de Sigurd à la cour de Gunther « Princes du Rhin », le grand air « Le bruit des chants s’éteint » à l’acte II et « Un souvenir poignant » à l’acte IV font une excellente impression, même si ce Sigurd bien cuirassé manque tout de même la cible de l’émotion du fait d’un jeu théâtral des plus sommaires.


On rêvait de retrouver Catherine Hunold magnifiée par la scène, et la déception est d’autant plus grande. La voix a beaucoup perdu en six ans, à fréquenter les écueils d’Abigaille, Kundry, Norma et Isolde. Le réveil de Brunehild au second tableau de l’acte II est délié, lumineux et d’une vraie délicatesse de sentiment. Mais si l’aigu reste radieux, quoique parfois excessivement élargi, le timbre dans les fortissimi a perdu son velours, remplacé par un métal durci, trop vibré, tandis que le grave fait désormais presque totalement défaut, remplacé par un poitrinage sans élégance, quand il n’est pas vidé de sa substance (« Engloutis‑moi »). Bien sûr, certaines phrases restent sublimes, mais la grande scène du quatrième acte a beaucoup perdu de sa magie immatérielle, et la Valkyrie attendue alterne de beaux accents pathétiques (« Tombez, roulez, fuyez dans le torrent ! ») avec des accents de mégère. L’équilibre des duos en pâtit, avec Sigurd à la fin du quatrième acte comme avec Gunther (« Où me conduit ma destinée » au III, où elle accélère le tempo de façon problématique). Si l’actrice en scène reste intense, grâce à un visage très expressif, la quasi‑absence de direction d’acteurs ne lui permet pas de briller non plus sur ce plan.


Dans le rôle d’Uta, la nourrice d’Hilda, la mezzo-soprano Marion Lebègue fait forte impression. Si elle aussi souffre quelque peu des conditions imposées par le décor et l’orchestre au premier acte, et se voit un peu poussée dans ses retranchements par une phalange aux sons débordants lors de ses imprécations dignes d’Ortrud à la fin du troisième acte (« Dieux sans pitié, frappez, je vous maudis ! »), elle délivre néanmoins un chant libre et coloré, grâce à une belle longueur de souffle sur les fin des phrases, qui lui permet des diminuendi de classe, un timbre ambré, une émission pure et une présence intense. Elle incarne sans excès la nourrice un peu sorcière, en proie aux superstitions et manipulatrice, qui avec son philtre est à l’origine du drame.


La révélation de la soirée a été pour nous Charlotte Bonnet dans le rôle d’Hilda, la sœur de Gunther amoureuse de Sigurd. Dès son entrée en scène, elle impose une présence, et l’ampleur lumineuse et dense de son instrument, tendu souplement comme une voile, doté d’un timbre charnu qui rayonne jusqu’à des aigus pleins et ronds, absolument magnifiques. Elle y a joute un phrasé de grande classe, une diction assez exceptionnelle grâce à laquelle aucun mot ne se perd, et même si parfois l’absence de direction d’acteurs l’amène à quelques moments surjoués. Elle négocie assez habilement les graves de sa partie, même si ce registre n’est pas le plus aisé pour elle, et surtout elle réussit une incarnation complète et complexe de la princesse d’abord enthousiaste et fraîche, puis plus complexe à l’acte IV quand elle réalise face à Brunehild que Sigurd et non Gunther a sauvé la Valkyrie et le lui révèle : « cache les larmes de ton cœur » est plein de morgue, et le fulgurant « Il m’aime » décoché face à Brunehild dans une sorte de combat d’amour est sidérant. Grâce à elle, le drame devient vraiment prenant, musicalement et dramatiquement.


Alexandre Duhamel n’est pas en reste sur ce plan, qui dessine un Gunther troublant et troublé. Dans un rôle marqué par la prestation de Robert Massard lors d’un concert de l’ORTF en 1973, il n’a pas voulu faire de la figure traîtresse de l’histoire un reître à la psychologie trop simpliste. En mobilisant autant le tendre velours de son timbre pour dépeindre ses fragilités, ses terreurs, que son métal pour incarner sa morgue hautaine de chevalier et de roi félon, il en dresse un portrait d’une rare complexité psychologique. Maîtrisant un instrument ample et clairement émis, d’une couleur sombre et moirée, à la projection intense dès son entrée (« Que le noble Attila, chef d’un peuple innombrable »), il mêle dans ce portrait une grande éloquence au style très pur (quel galbe dans « Devant moi qu’il se présente » face au Barde !) à un mordant impressionnant (« conquérir un trésor sans prix ») lui permettant de dessiner la facette autoritaire de son personnage de roi hautain (« Lequel de vous va tenter l’aventure ? ») grâce aussi à un instrument d’une remarquable ampleur (« Ce vieux burg crénelé, qui dans le Rhin se mire/Est le palais de votre époux ! » à l’acte III) . C’est un véritable baryton dramatique, puissant et clair, doué d’un ambitus considérable, entre des aigus clairs et aisés (« au trône d’Attila »), un haut médium d’un éclat admirable (« Echangeons un secret ») et des graves proches de ceux d’une basse (« demain ton gouffre, ô mer profonde », « je jure de combler ses vœux » au premier acte, « Que demain nos serments soient bénis par le prêtre » au troisième). Sa longueur de souffle impressionne dans « Je suis Gunther, roi des Burgondes, prince du Rhin », comme dans « et je veux sans combat te proclamer vainqueur ». Mais il sait tout autant esquisser la part de fragilité de Gunther : il émane d’« O fils de Sigemond » une réelle ou feinte tendresse au premier acte qui se mue ensuite en troublante délicatesse dans les remords du félon au début du troisième acte, de sorte qu’il réussit à pousser le spectateur à le prendre en pitié, comme Boris Godounov. « Suis‑je donc le jouet d’un rêve... Sigurd m’est apparu dans le matin nouveau » est un moment de pur théâtre chanté où le baryton donne une étonnante densité à son personnage, sur le plan du jeu théâtral comme sur celui du chant, grâce à une voix mixte colorant chaque mot d’une subtile nuance de sentiments.


Enfin c’est en véritable Iago qu’il apparaît ensuite au quatrième acte, où il pare son Gunther d’une détresse ambivalente (« Mon orgueil m’a perdu », « ô juste opprobre ») puis d’une morgue acide quand, la tête basse, il ose mentir encore face à tous après avoir tué Sigurd avec un « De nos pères suivant l’usage/Formez pour eux un bûcher de feuillage ! Le meurtrier sera puni, si je suis roi ! » d’une intensité shakespearienne. Pour une prise de rôle, nous sommes comblés.


De sorte qu’on retiendra ces réussites individuelles plutôt qu’un ensemble pas assez cohérent pour rendre tout à fait justice à un chef‑d’œuvre qui, sur ce plan, attend toujours son heure.



Philippe Manoli

 

 

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