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Une fresque musicale entre rébellion et modernité

Geneva
Grand Théâtre
03/25/2025 -  et 28, 30 mars, 1er*, 3 avril 2025
Modeste Moussorgski : La Khovantchina
Dmitry Ulyanov (Le Prince Ivan Khovanski), Arnold Rutkowski (Le Prince Andreï Khovanski), Dmitry Golovnin (Le Prince Vassili Galitsine), Taras Shtonda (Dossifeï), Raehann Bryce‑Davis (Marfa), Vladislav Sulimsky (Le boyard Chaklovity), Ekaterina Bakanova (Emma), Michael J. Scott (Le scribe), Liene Kinca (Susanna), Rémi Garin (Envoyé de Galitsine, Streshnev, Un jeune héraut), Emanuel Tomljenovic (Kouzka), Vladimir Kazakov (Premier Strelets), Mark Kurmanbayev (Second Strelets), Igor Gnidii (Varsonofiev)
Chœur du Grand Théâtre de Genève, Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève, Mark Biggins (préparation), Orchestre de la Suisse Romande, Alejo Pérez (direction musicale)
Calixto Bieito (mise en scène), Rebecca Ringst (décors), Ingo Krügler (costumes), Michael Bauer (lumières), Sarah Derendinger (vidéo), Beate Breidenbach (dramaturgie)


(© Carole Parodi)


Le Grand Théâtre de Genève vient de présenter une superbe production de La Khovantchina, la fresque monumentale de Moussorgski, dans l’orchestration de Chostakovitch et avec le finale de Stravinski ; il est vrai qu’on ne propose quasiment plus aujourd’hui la version de Rimski‑Korsakov, considérée comme peu fidèle. L’intrigue de l’opéra se déroule au XVIIe siècle, pendant une période particulièrement sanglante de l’histoire russe, lorsque des cosaques se sont soulevés, à trois reprises, contre le pouvoir de Pierre le Grand. On assiste ainsi à un clivage entre les personnages, avec, schématiquement, d’un côté ceux qui représentent la vieille Russie, repliée sur elle‑même, et de l’autre ceux qui soutiennent le tsar et sa tentative d’ouverture vers l’Europe. Rébellion, lutte de pouvoir, corruption, sacrifice, tels sont les thèmes principaux de l’ouvrage, qui lui confèrent profondeur et dimension politique. Peu importe alors si l’intrigue paraît confuse et compliquée, avec sa kyrielle de personnages secondaires, surtout pour des spectateurs non russophones, car l’œuvre est marquée par de nombreux chœurs et des ensembles éminemment dramatiques, le flux musical emportant le public. Si elle n’a peut‑être pas la puissance de Boris Godounov et qu’elle manque d’une grande histoire d’amour, La Khovantchina mérite néanmoins sa place dans le répertoire des théâtres lyriques.


A Genève, la partie musicale et vocale du spectacle a atteint des sommets. Grâce tout d’abord au chef Alejo Pérez, qui, à la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande des grands soirs, a offert une interprétation précise et équilibrée mais aussi richement contrastée de la partition de Moussorgski, passant avec fluidité des passages lyriques aux pages plus puissantes et dramatiques, avec un art consommé des nuances et des changements d’atmosphère. Et jamais la tension dramatique n’a faibli au cours des trois heures et demie de représentation. Qui plus est, la pâte orchestrale a été passablement allégée, de sorte qu’on a assisté à une version presque chambriste de l’ouvrage, une version raffinée et intimiste, si bien que les chanteurs et le chœur n’ont jamais été couverts. Car qui dit opéra russe, pense bien évidemment aux nombreuses interventions du chœur. Celui du Grand Théâtre de Genève s’est distingué par sa puissance, sa précision, sa cohésion ainsi que par son engagement scénique.


La distribution vocale a été un bonheur pour les oreilles. Elle était emmenée par la Marfa débordante d’énergie et d’intensité de la mezzo‑soprano américaine Raehann Bryce‑Davis, à la voix certes un peu limitée en termes de puissance, mais vibrante de profondeur et de chaleur, une révélation ; la scène de la prophétie restera comme l’un des grands moments de la soirée. Les autres personnages féminins ont été à l’avenant, avec l’Emma lumineuse d’Ekaterina Bakanova et la Susanna énergique et haineuse de Liene Kinca. Les clés de fa n’ont pas non plus été en reste, avec en premier lieu le Prince Ivan Khovanski superlatif de Dmitry Ulyanov, qui a incarné un personnage vulgaire et brutal, à la voix puissante et sonore. Le ténor polonais Arnold Rutkowski a campé un Prince Andrei Khovanski incisif et prétentieux, alors que son collègue Dmitry Golovnin, ténor lui aussi, a prêté sa voix à un Prince Vassili Galitsine méprisant et ambigu à souhait. Constamment enveloppé dans un tapis, Taras Shtonda a été un Dossifeï illuminé, mais terriblement humain. Le Chaklovity de Vladislav Sulimsky s’est montré noir et effrayant au début du spectacle, avant de s’adoucir par la suite. Les rôles secondaires ont tous été parfaits, totalement engagés dans leur personnage respectif.


On l’a dit, La Khovantchina voit s’affronter trois tendances politico-sociales opposées : un courant intéressé par une ouverture vers l’Europe et inspiré par Pierre le Grand, les redoutables régiments de boyards qui veulent assurer leur pouvoir et enfin les vieux‑croyants, religieux conservateurs défendant une Russie repliée sur elle‑même. Ouverture ou repli, modernité ou tradition ? La question n’a rien perdu de son acuité, ce qui a certainement incité Calixto Bieito à transposer l’action à notre époque. Le spectacle commence dans un vaste hall de gare, où des passagers attendent leur train. Un train qui arrivera en fin de soirée, avec ces mêmes passagers qui le poussent vers le fond de scène, métaphore réussie de l’exil. Entre ces deux passages, le metteur en scène semble évoquer la Russie de Poutine avec ses jeux de pouvoir et de trahison, sur fond de terreur constante, de treillis militaires et de kalachnikovs, le tout dans une atmosphère particulièrement violente, noire et oppressante, avec des viols et des meurtres à n’en plus finir. On assiste même à la mise à feu d’une maquette du Parlement européen. Les nombreuses projections vidéo sont tout aussi saisissantes, notamment celle où des caractères cyrilliques remplissent petit à petit le fond du plateau. Calixto Bieito a réussi une production qui fait froid dans le dos.



Claudio Poloni

 

 

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