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Neuwirth et les Diotima tutoient les sommets

Paris
Maison de la radio et de la musique
02/04/2025 -  
Pierre Boulez : Livre pour quatuor : Ia, Ib et IIIa, IIIb, IIIc
Misato Mochizuki : Brains : 2. Boids &3. Boids again
Dieter Ammann : Quatuor à cordes n° 2 « Distanzenquartett »
Alain Moëne : Comme qui chante et parle à la fois (création)
Olga Neuwirth : In the Realms of the Unreal

Quatuor Diotima : Yun-Peng Zhao, Léo Marillier (violon), Franck Chevalier (alto), Alexis Descharmes (violoncelle)


F. Chevalier, L. Marillier, Y.‑P. Zhao, A. Descharmes
(© Michel Nguyen)



Pierre Boulez (1925-2016), insatisfait, avait écarté le Livre pour quatuor (1948‑1949, rév. 1954, 2002‑2012) de son catalogue. Cela n’empêcha pas les uns et les autres de batailler pour avoir la primeur de créer une version révisée. Dans ses mémoires (Collaborations, Schott, 2024), Irvine Arditti, premier violon du Quatuor Arditti, décoche une flèche au Quatuor Diotima (accusé de lui avoir grillé la priorité) auquel revint finalement les lauriers de l’enregistrement définitif pour l’éditeur Megadisc Classics (2012), avec le quatrième mouvement complété par Philippe Manoury. Ironie du sort : Irvine Arditti étant souffrant, ce sont les Diotima qui endossent le programme chambriste – légèrement modifié – de ce soir.


La partition de Boulez, d’une grande complexité, montre le jeune élève de Messiaen et de Leibowitz sous l’influence décisive du Saint‑Esprit de la trinité viennoise. Il s’agit de fusionner le Webern atonal des Bagatelles opus 9, à l’univers sonore exubérant, et le Webern sériel du Quatuor opus 28, plus cistercien. Les différentes parties gagnent à être jouées séparément – une démarche encouragée par la plasticité de la forme redevable à l’emblématique Livre de Mallarmé. D’autant que les musiciens font montre d’une belle expressivité qui a pour vertu d’agréger ce que la rhétorique sérielle a de discontinu. Gagnant en âpreté, le propos se fragmente en trilles et intervalles disjoints dans les parties IIIa, IIIb et IIIc, jouées juste après l’entracte. L’œil pallie ce que l’oreille ne peut percevoir, et rien n’est enrichissant comme d’observer la complémentarité et la parfaite entente entre Yun‑Peng Zhao, Léo Marillier (violon), Franck Chevalier (alto) et Alexis Descharmes (violoncelle). Ce dernier a intégré la formation en 2023 après plusieurs années d’expériences au sein de diverses formations symphoniques. De là, sans doute, son vibrato plus généreux.


Boids (2018) et Boids again (2020) constituent les deuxième et troisième pièces d’un projet plus vaste, intitulé Brains, dans lequel Misato Mochizuki (née en 1969) transpose musicalement des découvertes scientifiques. D’une belle calligraphie timbrique, ces pièces éclatent en pépiements aigus aux violons que le violoncelle contrarie de sentencieux et sonores pizzicatos. On ne gagne pas à lire la notice, qui insiste sur les origines naturalistes des « collisions de hauteurs » et autres échelles mélodiques différentes. La musique se suffit à elle‑même, impeccablement peignée et ajustée, quoique lisse et froide.


Le discours se fait plus dramatique dans le Second Quatuor (2009) de Dieter Ammann (né en 1962), lequel préfère parler de « distances » plutôt que de contrastes. « Appréhendé comme un unique instrument à seize cordes » (Hélène Cao), le quatuor oppose lignes et points, pizzicatos et glissandos, registres graves et aigus, timbres purs et impurs, sans parler du procédé à la Ligeti consistant à figer soudainement une activité intense en un unisson vitreux. L’agencement des diverses séquences montre le souci, chez le compositeur, de les diversifier au maximum au sein d’un mouvement général qui n’a jamais licence de suspendre son cours. La création d’Alain Moëne (1942‑2024), si elle ne dépare par le programme de ses sons filés inscrits dans un tempo lent, souffre d’un tel voisinage.


Personnalité à l’honneur de cette trente-cinquième édition du Festival Présences, Olga Neuwirth (née en 1968) doit l’essentiel de sa réputation à ses œuvres vocales et orchestrales où jaillit son art de l’hybridation et de l’hétérogène. Cela ne l’empêche pas d’insuffler du théâtre dans sa musique de chambre, ainsi qu’en témoigne In the Realms of the Unreal, créé par le Quatuor Diotima en 2010. L’évocation de l’artiste Henry Darger (1892‑1973), atteint d’une forme de syndrome de Diogène, trouve sa traduction sonore en une poétique de la réminiscence bien dans la manière de la compositrice. Ces dix‑huit minutes passent comme un rêve éveillé : fragments mélodiques, citations fugitives (le lied Die Götter Griechenlands de Schubert), suite de danses transitent au sein d’un langage harmonique dont la polarisation marquée (autour des notes sol et la) agrippe l’auditeur pour ne plus le lâcher. A l’instar de bien des artistes autrichiens, Neuwirth entretient un rapport d’amour/haine avec sa patrie. On ne sera guère surpris du traitement infligé à une valse viennoise, défigurée sous des lacérations à la Lachenmann. Frappent une authentique orchestration (à l’échelle du quatuor), des textures riches et finement agencées, un mouvement incoercible qui déjoue les attentes. Au sommet de leur art, les Diotima – chapeautés par le primus inter pares Yun‑Peng Zhao – triomphent sans coup férir de cette « musique de la catastrophe » (Neuwirth), avatar de l’« apocalypse joyeuse » audible dans bien des œuvres d’Alban Berg.


Le site du festival Présences 2025



Jérémie Bigorie

 

 

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