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Guercœur : le retour en grâce se poursuit Frankfurt Oper 02/02/2025 - et 8, 13, 16, 21, 23 février, 1er, 8 mars 2025 Albéric Magnard : Guercœur, opus 12 Domen Krizaj (Guercœur), Claudia Mahnke (Giselle), AJ Glueckert (Heurtal), Anna Gabler (Vérité), Bianca Andrew (Bonté), Bianca Tognocchi (Beauté), Judita Nagyová (Souffrance), Cláudia Ribas (L’Ombre d’une femme), Julia Stuart (L’Ombre d’une vierge), Istvan Balota (L’Ombre d’un poète)
Chor der Oper Frankfurt, Virginie Déjos (chef de chœur), Frankfurter Opern- und Museumsorchester, Marie Jacquot*/Takeshi Moriuchi (direction musicale)
David Hermann (mise en scène), Jo Schramm (décors), Sibylle Wallum (costumes), Joachim Klein (lumières), Mareike Wink (dramaturgie)
C. Mahnke, D. Krizaj (© Barbara Aumüller)
Après Osnabrück en 2019 et Strasbourg en 2024, le retour en grâce de Guercœur (1901) se poursuit sur la prestigieuse scène de l’Opéra de Francfort, multirécompensée ces dernières années par les critiques outre‑Rhin pour la qualité de son travail. L’audace de la programmation fait certainement parti de cet enthousiasme que nous partageons, avec une propension notable pour promouvoir les ouvrages en français, à l’instar d’une autre production très attendue en mars prochain, Le Postillon de Lonjumeau d’Adam. En attendant, il faut se précipiter dans la plus grande ville de la Hesse pour apprécier sur scène l’ouvrage de Magnard (1865‑1914) le plus emblématique et à nul autre pareil.
Personnalité profondément originale et indépendante, Magnard a sans doute été desservi par son caractère rugueux, tout comme son inspiration musicale diversement appréciée de son temps en France, en grande partie tournée vers Wagner, à l’instar des deux splendides duos qui irriguent le deuxième acte de Guercœur. Pour autant, on trouve aussi des accents très français dans l’harmonie comme dans l’écriture diaphane pour les chœurs, très présents dans les actes impairs. A l’instar du maître de Bayreuth, Magnard se charge de la rédaction de son livret, lui conférant un ton très personnel, entre récit initiatique et parabole philosophique.
La mise en scène toute de finesse et d’intelligence de David Hermann a précisément pour avantage d’aider à saisir les enjeux dès les débuts volontiers nébuleux de l’ouvrage : on découvre ainsi une sorte de purgatoire, où les divinités célestes s’écharpent pour savoir si Guercœur a droit à une seconde chance sur terre, suite à sa mort inattendue. Parallèlement à cette intercession, sa veuve Giselle et son meilleur ami Heurtal sont identifiés sur terre, lors d’un enterrement en grande pompe avec de nombreux convives réunis pour dire un dernier adieu à Guercœur. Cette volonté de montrer d’emblée les deux principaux lieux de l’action donne ainsi une parfaite lisibilité au premier acte, tandis que le deuxième se déroule dans l’ancienne maison de Guercœur, désormais fief de son rival Heurtal. Plus spectaculaire encore, l’acte final montre toute la fragilité de la démocratie, qui s’effondre littéralement suite à la défaite de Guercœur face au dictateur Heurtal. La scénographie spectaculaire convoquée pour l’occasion donne une grande force évocatrice à ce moment décisif, avant que la longue scène conclusive n’étonne plus encore par toute sa finesse symbolique et poétique. Entre aide au renoncement à la vie et espérance d’un monde meilleur, la persévérance philosophique du message de la Vérité accompagne les derniers protagonistes réunis, tous occupés à recommencer encore et encore leurs tâches, aussi futiles et furtives soient‑elles.
A l’heure où les démocraties vacillent dans le monde entier, jusqu’en Corée du Sud, David Hermann confère une sorte d’évidence, sensible et précise, à sa direction d’acteurs, grand atout du spectacle. On aime aussi le geste félin et sensuel de la Française Marie Jacquot, qui arrondit les angles en une lecture legato, tour à tour mystérieuse et envoûtante. Seul le Prélude au II manque un rien de caractère, mais c’est peu dire que ce parti pris donne un tapis de velours bienvenu à l’ensemble des interprètes.
Dans le rôle-titre, Domen Krizaj maîtrise admirablement la souplesse des phrasés, avec un style sans ostentation, malgré quelques détimbrages malheureux dans le suraigu. Il est bien entendu difficile de succéder à Michael Spyres, entendu dans le même rôle à Strasbourg l’an passé. L’autre motif de relative déception vient de la Vérité d’Anna Gabler, très en dessous au niveau de la nécessaire diction, sans parvenir à briller vocalement. AJ Glueckert est plus à son aise dans l’expression sans excès, donnant beaucoup de présence à son rôle trouble, mais c’est plus encore Claudia Mahnke qui triomphe en Giselle, entre éloquence ardente et parfaite maîtrise du français : du grand art, très applaudi en fin de représentation. Enfin, les autres divinités complètent solidement cette distribution de bonne tenue au niveau global, à l’instar du chœur local, très bien préparé pour l’occasion.
Florent Coudeyrat
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