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Erotisme sans mystère

Amsterdam
De Nationale Opera
01/22/2025 -  et 24, 28*, 30 janvier, 2 février 2025
Rudi Stephan : Die ersten Menschen
Kyle Ketelsen (Adahm), Annette Dasch (Chawa), Leigh Melrose (Kajin), John Osborn (Chabel)
Rotterdams Philharmonisch Orkest, Kwamé Ryan (direction musicale)
Calixto Bieito (mise en scène), Rebecca Ringst (décors), Ingo Krügler (costumes), Michael Bauer (lumières), Sarah Derendinger (vidéo)


A. Dasch (© Bart Grietens/De Nationale Opera)


L’Opéra national néerlandais reprend avec la même distribution Die ersten Menschen (Les Premières Créatures ou Les Premiers Humains), opéra du compositeur allemand Rudi Stephan (1887‑1915), une rareté du répertoire, qui y avait été monté par Calixto Bieito en 2021 dans une structure adaptée aux exigences des représentations post‑covid‑19 et de ce fait vu par un nombre trop restreint de spectateurs.


Seul ouvrage lyrique achevé du compositeur – Rudi Stephan fut tué à 28 ans sur le front russe en 1915 et Worms, sa ville natale, ayant été bombardée, rien de subsiste de ses esquisses – Die ersten Menschen ne fut créé à Francfort qu’en 1920 et assez peu repris dans une version censurée écourtée de vingt minutes par son condisciple Karl Holl avant d’être interdit en Allemagne. Assez peu représenté après la Seconde Guerre mondiale (Bielefeld en 1988, Berlin en 2021, Francfort en 2023), il a cependant été donné à Paris en version de concert dans la série « Figures juvéniles » de Radio France en 2004 sous la direction de Mikko Franck dont c’était les débuts à la tête de l’Orchestre national.


Le livret d’Otto Borngräber (1874-1916) d’après sa pièce créée à Munich en 1912 (suivie de son interdiction en Bavière) réinterprète à l’aube de la psychanalyse et en plein mouvement musical moderniste, symboliste et expressionniste, le récit biblique de la création dans la Genèse de la rivalité fratricide de Caïn et Abel vue au travers du spectre de la pulsion œdipienne. Le librettiste avait sous‑titré son drame « mystère érotique ».


C’est sans aucun mystère la dimension érotique, de sexe et le sang, qui a séduit le metteur en scène catalan Calixto Bieito. Retenu à Paris, où il met en scène L’Or du Rhin en cette fin de janvier, c’est Astrid van den Akker qui a repris son travail théâtralement très convaincant même s’il dépasse largement la vocation symbolique de l’œuvre. Clairement inspiré dramatiquement des grands drames bibliques et mythologiques de Richard Strauss, Die ersten Menschen n’en a pas la force dans sa structure dramaturgique. Réduit à quatre personnages, Adahm et Chawa, Kajin et Chabel, le livret tourne un peu en rond autour de la destinée humaine sur cette Terre fraîchement créée et de l’urgence du désir charnel qui anime les protagonistes. Il faudrait avoir deux paires d’yeux pour saisir en une seule fois les intentions souvent touffues de Borngräber et la lecture très radicale qu’en fait Bieito.


La pièce s’ouvre sur une vision très esthétique (paradisiaque ?) de la vie du couple fondateur de l’humanité dans un décor impeccable de Rebecca Ringst. En costumes de notre temps (signés Ingo Krügler), Adahm étrenne un nouvel ordinateur portable sur une table couverte de fruits et de fleurs les plus belles des nourritures terrestres, tandis que Chawa, qui s’abreuve de jus à même les fruits, constate que son corps et sa libido commencent à obéir aux lois de son propre automne... Les deux fils sont tiraillés, Chabel par une quête du sens de la vie terrestre, Kajin par des désirs charnels plus urgents et brutaux. Tous deux sont immergés dans un complexe œdipien dont Chawa, très consentante, va faire les frais au cours d’une heure et demie d’une action certes échevelée mais manquant souvent de fil conducteur dramaturgique (on réalise plus d’une fois ce que les rôles secondaires et les silhouettes peuvent apporter au déroulement d’un drame).


Quand l’action s’achève, que l’inceste et le crime sont consommés, à grand renfort de destruction des symboles paradisiaques et par l’intermédiaire d’une vidéo et d’éclairages très habiles, la scène est devenue un véritable carnage, les fruits, les cendres, l’argile, les vêtements, les corps se mêlent en un chaos indescriptible.


Pour donner un élan de crédibilité à un livret aussi invraisemblable, les quatre chanteurs n’ont pas démérité. C’est à Chawa que revient le rôle pivot et le soprano allemand Annette Dasch excelle autant vocalement, dans une surenchère de sollicitation de son registre le plus aigu, que théâtralement, le metteur en scène n’ayant pas ménagé son énergie et son immense talent dramatique. Plus effacé Adahm, le baryton basse américain Kyle Ketelsen joue un peu le trouble‑fête dans cette orgie mais se réserve pour la rédemption finale. Les deux frères sont parfaits vocalement dans leurs rôles respectifs, autant Chabel, le ténor britannique John Osborn, que le baryton américain Leigh Melrose, qui incarne un Kajin bestialement possédé par ses démons.


Il faudrait également, tant il est vrai que le plus difficile à l’opéra est de voir et d’entendre avec autant d’acuité, avoir deux paires d’oreilles pour savourer la partition orchestrale à peine atonale de Rudi Stephan. Joué sur scène en hauteur et derrière l’action, le tissu orchestral hypertrophié tel qu’il nous parvient sous la direction vénéneuse de Kwamé Ryan, a un rôle envoûtant. Cela nous prive certainement de détails instrumentaux qui seraient plus perceptibles dans une configuration d’orchestre de fosse (notamment le saxophone et les claviers qui accompagnement le chant des deux frères) mais cela nous donne l’occasion pour une fois d’admirer en bloc le superbe Orchestre philharmonique de Rotterdam, parfait dans l’interprétation d’une musique superbement composée.


A la fin d’une représentation autant prenante pour les sens que captivante pour l’intellect et la curiosité historique, le public, assez jeune ce soir‑là, a réservé un accueil triomphal à tous ses participants.



Olivier Brunel

 

 

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