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Onéguine : éclat et cauchemar Madrid Teatro Real 01/22/2025 - et 25, 28, 31 janvier, 3, 6, 9, 12, 14, 18 février 2025 Piotr Ilyitch Tchaïkovski : Eugène Onéguine, opus 24 Kristina Mkhitaryan (Tatiana), Victoria Karkacheva (Olga), Iurii Samoilov (Onéguine), Bogdan Volkov (Lenski), Katarina Dalayman (Larina), Elena Zilio (Filipevna), Maxim Kuzmin-Karavaev (Grémine, Zaretski), Juan Sancho (Triquet), Frederic Jost (Le capitaine), David Romero/Alexander González (Premier paysan)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), José Luis Basso (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Gustavo Gimeno*/Kornilios Michailidis (direction musicale)
Christof Loy (mise en scène), Raimund Orfeo Voigt (décors), Herbert Murauer (costumes), Olaf Winter (lumières), Andreas Heise (chorégraphie)
K. Mkhitaryan (© Javier del Real/Teatro Real)
Qui est Onéguine ? Est‑il est « l’homme de trop », pour reprendre le titre d’une nouvelle d’Ivan Tourgueniev, mais à propos d’un type humain bien connu auparavant, comme Pouchkine l’a bien prouvé dans son roman en vers ? Un homme de trop n’est pas un méchant, pas du tout ; il est plus ou moins cultivé, et en même temps, il est un bon à rien, il peut avoir des sentiments envers le peuple et ses misères, qu’importe, il ne fera rien du tout pour eux. Il frôle le cynisme, mais il n’est pas un cynique. Mais, après tout, il n’est pas innocent sans être un grand coupable. Dans cet opéra, il a le rôle‑titre, mais les moments musicaux les plus importants et connus appartiennent à ses « victimes », Tatiana et Lenski (la scène de la lettre et l’air du duel). Christof Loy cherche la vérité des situations, même la vérité d’Onéguine en tant qu’homme de trop. Malheureusement, sa convaincante mise en scène ne convainc pas tout le temps, comme on le verra.
Le livret et la musique d’Eugène Onéguine mettent au premier plan les quatre jeunes qui ne peuvent pas soupçonner la tragédie, mais qui deviennent ses protagonistes, presque sans savoir comment. Mais que pourrait‑il rester du drame sans la mort tragique de Lenski ?
Il est bien vrai qu’à Tatiana et Olga, Onéguine et Lenski, il faut ajouter Larina, Filipievna, voire Grémine ; Tchaïkovski (plus que Pouchkine) accorde à Grémine (qui n’a pas de nom dans le roman) une dimension qui n’est peut‑être pas très éloignée de sa propre situation, de sa propre subjectivité. Tatiana Larina fait partie de ces personnages féminins russes dont le public tombe amoureux (Tatiana a rendu Tchaïkovski amoureux, et il a su nous le rendre constamment dans la beauté de la ligne de chant), entre autres héroïnes, comme Natasha Rostova dans tous les formats (roman Guerre et paix, des films, l’opéra de Prokofiev...). Il est bien connu que l’affaire du mariage de Tchaïkovski avec Antonina Milioukova est liée au résultat final de la composition.
Les voix soutenant le duel Tatiana/Onéguine, Mkhitaryan et Samoiliov, sont d’une solidité incontestable. Kristina Mkhitaryan, avec une voix puissante, un beau timbre et des graves inattendus, apparaît comme une soprano idéale dans ce rôle où il y a tout un apprentissage, un avatar, à travers sept scènes (il y a des metteurs en scène qui laissent même Tatiana assister au duel, la seule scène où elle est absente), culminant bien sûr dans les romances successives qui composent la scène de la lettre, où l’on renonce à un pathos outré ; et, bien sûr aussi, dans le jeu de répétition des thèmes (ironie dramatique) par lequel Onéguine harcèle Tatiana, socialement élevée, qui a un glamour manquant à la jeune fille provinciale ; des thèmes qui servent à Tatiana pour répondre ironiquement au précieux dégoûté, déguisé en amant pleurnichard qui demande une réexamen de son cas. Formidable Mkhitaryan dans la scène finale, montrant une femme résolue avec une puissance vocale prodigieuse. D’ailleurs, la direction d’acteurs et très soignée, très bien conçue, tant dans les scènes « réalistes » que les scènes « oniriques ».
Iurii Samoilov est un jeune baryton doté de capacités dramatiques considérables, qui se concilient cependant avec le lyrisme du premier acte (un lyrisme de ligne vocale, un lyrisme sans noblesse, Tchaïkovski n’aimait guère le rôle‑titre). L’Olga de Victoria Karkacheva est très appropriée dans un rôle parfois brillant, mais qui sert de support à Lenski ou à sa sœur Tatiana. C’est pour cette raison que le Lenski de Bogdan Volkov fait ressortir le meilleur de son rôle avec Olga, depuis sa énième déclaration à la jeune femme, dans la première scène, jusqu’au merveilleux air, tableau du duel. Le public a été surpris, avec une certaine déception (ce qui soulève peut‑être la question : nous voulons notre Lenski), par la capacité de ce ténor lyrique à s’approcher avec légèreté non pas de la tradition de Lemeshev ou de Koslovski, inatteignable, mais d’un équivalent qui n’est pas anachronique, avec quelques pianissimos ahurissants qui débouchaient sur un murmure – rien de plus naturel chez quelqu’un qui semble déterminé à mourir, du moins dans cette mise en scène.
Une mise en scène, celle de Christof Loy, qui choisit de démêler ce qui est sous‑entendu, ce qui ne veut pas dire que ce qui est suggéré devient trop évident. Pour y parvenir, Loy opte pour un relatif minimalisme dans le décor (de Raimundo Orfeo Voigt), extrême dans la seconde partie (la scène du duel et les deux brefs tableaux de l’acte III). Ici, le minimalisme domine, toute cette seconde partie est dédiée à la dérive d’Onéguine, sa culpabilité, ses visions de l’ami mort. Il réussit parfois mais il opte parfois aussi pour des solutions qui ne sont plus audacieuses, mais inappropriées, comme l’idée consistant à disculper Onéguine ; il est un jeune aristocrate ruiné qui a fait un héritage, une personne inutile (être inutile est une des dimensions de l’homme de trop), qui n’est pas immorale mais qui ignore les principes, pour agir en bon ami qui ne tue pas Lenski, parce qu’il se jette dans ses bras et dans son arme. C’est la subjectivité d’Onéguine, l’approche de Loy pour ces derniers tableaux ; voilà pourquoi nous avons quatre scènes, plus d’une heure et demie, et trois tableaux ensuite, moins de cinquante minutes. L’onirisme de la seconde partie justifie la division et le déséquilibre des durées.
Une partie du public a montré son désaccord compréhensible par la résolution de la scène du duel, mais ce public a attendu la fin, les applaudissements, pour montrer son désaccord d’une façon plus sonore. Or, je ne pense pas qu’à ce stade nous devrions nous opposer à ce que la danse polonaise et les cotillons nous soient cachés ou soient transformés ; nous sommes même reconnaissants que cette intrusion du grand opéra, que Tchaïkovski n’avait pas voulue dans ce cas, soit effacée (il le voudra, dans La Pucelle d’Orléans) et qui répondait à un besoin d’inclure des numéros pour le corps de ballet. Surprenante est la présence de ces servantes et servantes lubriques qui semblent être là pour l’apprentissage de Tatiana, du moins pour qu’elle sache qu’elle n’est pas la seule dérangée par Eros. Bref, l’icône de Tchekhov (pour ainsi dire) qui a résolu cet opéra pendant des décennies, un peu genre Les Trois Sœurs ou Oncle Vania, a complètement disparu.
Parmi les prestations supérieures de Mkhitaryan, Samoiliov et Volkov, il est dommage que l’excellente Larina, mère des deux sœurs, de la mezzo suédoise Katarina Dalayman soit passée un peu inaperçue auprès du public. La voix très affaiblie d’Elena Zilio en Filipievna a été chaleureusement saluée – Loy impose la présence muette de Filipievna a côté de Tatiana, dans les deux tableaux décisifs de la fin ; pas besoin de remarques « psy ». Maxim Kuzmin-Karavaev a essayé, comme d’habitude, de donner plus de vie à Zaretski, un personnage remarquable du roman, notamment en matière de duels, qui a davantage d’importance que ce que l’on voit dans l’opéra. Cela fait appel à la connaissance que peut avoir le public de la Russie en matière de protocoles du duel, qui aurait dû être suspendu parce qu’Onéguine arrive en retard, ce qui signifie démission et acceptation d’être vaincu. Mais Kuzmin-Karavaev a eu l’occasion de se mettre davantage en valeur dans l’air de Grémine, toute une remise en question de la banalité coupable du jeune homme, traversant ce qui ressemble désormais à une crise existentielle. Voix de basse très typique de l’école nationale, ligne excellente, il rencontre les difficultés habituelles dans les graves diaboliques de la fin de son air. Juan Sancho est très satisfaisant en Triquet, un rôle banal et pourtant avec un sens très concret au milieu de l’aventure – il est peut‑être logique qu’il apparaisse habillé en Joker, ou quelque chose dans ce genre, mais cela m’échappe.
L’excellent chœur, qui brille dans la scène de danse et aussi dans les actes I (filles) et III, est assemblé comme un personnage au sein de l’unité de grand sens dramatique fournie par l’orchestre et la magnifique baguette, avec un grand équilibre lyrique et dramatique (les deux pôles d’Onéguine et de Tatiana), de Gustavo Gimeno, le même maître qui a fait vibrer le public, dans ce théâtre, avec L’Ange de feu de Prokófiev. Ici, il brille avec un autre russe, le plus classique et le plus aimé de tous. Gimeno devient le chef titulaire du Teatro Real la prochaine saison.
Un excellent spectacle vocal et scénique, dans lequel on ne peut accepter que dans une certaine mesure les désaccords sur les questions théâtrales.
Santiago Martín Bermúdez
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