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« L’arte di farsi amar » Lyon Opéra 12/11/2024 - et 13, 15, 17, 19, 21 23, 27, 29* décembre 2024 Gioachino Rossini : Il turco in Italia Adrian Sâmpetrean (Selim), Sara Blanch (Fiorilla), Renato Girolami (Geronio), Alasdair Kent (Narciso), Florian Sempey (Prosdocimo), Jenny Anne Flory (Zaida), Filipp Varik (Albazar).
Chœurs de l’Opéra de Lyon, Benedikt Kearns (chef de chœur), Orchestre de l’Opéra de Lyon, Giacomo Sagripanti/Clément Lonca (direction musicale)
Laurent Pelly (mise en scène et costumes), Christian Räth (collaboration à la mise en scène), Chantal Thomas (scénographie), Jean‑Jacques Delmotte (collaboration aux costumes), Joël Adam (lumières)
(© Paul Bourdrel)
Une œuvre négligée
Le Turc en Italie est né sous une mauvaise étoile : les Milanais, qui profitent de la création de l’œuvre en 1814, le boudent, abusés par une fausse rumeur disant qu’il n’était qu’une refonte du dernier succès du maître de Pesaro, L’Italienne à Alger. S’ensuit une véritable descente aux enfers, malgré un réel succès à Rome en 1815, car dès 1820, l’opéra est défiguré lors de la reprise au Théâtre des Italiens à Paris, amputé de morceaux de la main de Rossini qui sont remplacés par des morceaux issus de ses autres opéras, et c’est cette version qui a été éditée et a constitué pendant plus d’un siècle la seule partition disponible, de sorte que l’œuvre a sombré dans l’oubli. Ce n’est qu’en 1950, à l’occasion de la reprise romaine où brillait Maria Callas, qu’il a enfin fait son retour au répertoire, et c’est seulement en 1996 que Decca a publié une version discographique digne des sources disponibles avec la nouvelle édition critique de Margaret Bent révélée en 1988.
C’est une des raisons pour lesquelles le public lyonnais voit Le Turc faire une entrée très tardive au répertoire local en 2024, juste 210 ans après sa création, grâce à une coproduction avec les opéras de Tokyo et de Madrid, où la mise en scène de Laurent Pelly a été créée en juin 2023.
Cette œuvre négligée souffre d’un réel décalage entre la musique et le livret. Aucun air de la partition, si difficile soit‑il – et le dernier aria de Fiorilla fait bonne figure parmi les plus périlleux que Rossini ait écrits – n’atteint la notoriété de ceux du Barbier, de La Cenerentola, de L’Italienne à Alger, voire de Tancrède ou Sémiramis. Même la rare Dame du lac bénéficie d’une aria qui a traversé les époques et reste dans les têtes (« Tanti affetti »). Ce n’est pas le cas du Turc, dont seul peut‑être l’air de Geronio, au second acte, « Se ho da dirla, avrei molto piacere », écrit pour la reprise romaine de 1815, peut à peu près rivaliser avec les airs du Don Magnifico de La Cenerentola, mais il est bien souvent coupé. La plus belle page de toutes est peut‑être le quintette de l’acte deux, mais il ne s’apprécie qu’au cours d’une représentation, pas en pièce détachée. C’est que Rossini a adapté sa musique au livret de Romani, qui est d’une rare subtilité dans le maniement de la parodie et la mise en abyme, éléments qui ont dérouté tant le public que les metteurs en scène. De même que Così fan tutte occupe une place à part dans l’œuvre de Mozart, comme si la subtilité de ses situations le réservait à des initiés, de même Le Turc, qui joue de la même manière sur les errements du cœur et les faux‑semblants, ne pouvait être ornée d’une musique trop brillante, qui n’aurait pas permis aux multiples plans de l’action de se déployer.
« Venite pure avanti, vezzose mascherete! » (Don Giovanni, acte I, scène 21)
Rossini pratique l’autocitation et l’autopastiche dans cette œuvre comme dans d’autres. Les vocalises de Selim sont un pastiche évident des rôles de basse d’opera seria qui avaient cours à cette époque. Il est de notoriété publique que Rossini a également pastiché quelques notes de l’entrée du Commandeur issue du finale du Don Giovanni de Mozart pour les intégrer à l’arrivée de Selim (« Bella Italia »), l’effet comique des accords étant ici évident. Mais si on y fait bien attention, Le Turc peut révéler d’autres parallèles, tout aussi parlants.
La fin de la troisième scène du premier acte, entre Geronio et les Zingari, prend une couleur très mozartienne aussi, Geronio ressemblant furieusement à Leporello fuyant les masques dans Don Giovanni (« Ah! mia moglie, san chi sonofino i zingari di piazza ; Eh! lasciatemi, buffone! »). Mieux, ce sont des situations qui sont pastichées, le livret de Romani permettant tous les clins d’œil : quand Zaida reconnait Selim, l’amant qui l’a éconduite, à la scène 16 (« Ah! qual voce! qual sembiante! Non ho fiato per parlar »), comment ne pas songer à Donna Elvira retrouvant Don Giovanni au début du chef‑d’œuvre de Mozart ? Quand Selim, à la scène 6 de l’acte II, retrouve Fiorilla à l’auberge et lui dit qu’elle ne peut pas rester seule un instant (« Trovarvi sola finalmente io credea, bella Fiorilla, ma non potete star sola un momento », comment ne pas penser à Zerlina, sauvée in extremis par Masetto des griffes de Don Giovanni dans le finale de l’acte I : (« La bella tua Zerlina non può, la poverina, più star senza di te » ? N’est‑ce pas Don Giovanni encore, ou sa caricature, qu’on reconnaît à la scène 7 quand Selim plaint Zaida (« Povera Zaida! io sento pietà per lei: tanto rigor non merta » ? La demande de pardon fallacieuse du Turc dans le duo « Credete alle femmine/Idolo mio, perdono!... » est encore un trait du burlador.
C’est donc en grande partie en parodiant le chef‑d’œuvre de Mozart que Rossini a composé et structuré son Turc, Selim étant un Don Giovanni de pacotille, un fantasme sexuel de Fiorilla. La peine enfin sincère de Fiorilla, quand elle semble avoir tout perdu (« tutto ho perduto. Pace, marito, onor, intendo... ») ressemble alors à celle de Donna Anna dans « Non mi dir », même les notes piquées exprimant sa détresse évoquent aussi irrésistiblement celles de Donna Anna à la fin de cet air. Le trio de la scène 8 ressemble à s’y méprendre au début de Così fan tutte, et Rossini intègre même un écho musical du blason « così fan tutte » dans le motif orchestral qui sous‑tend le trio.
Le Turc semble même synthétiser les influences des œuvres du Salzbourgeois. Si Selim est ici hors de son sérail, Zaida en vient, et l’enlèvement prévu au cours de la soirée masquée ne peut que faire penser à L’Enlèvement au sérail de Mozart : le nom même de Selim en est issu, celui de Zaida étant relié à un opéra de jeunesse de Mozart. Enfin, le dédoublement des couples, et leur travestissement lors de cette soirée masquée rappelle tant le dernier acte des Noces de Figaro que Così fan tutte. Laurent Pelly ne manque d’ailleurs pas de renforcer le parallèle, en déguisant les hommes en officiers, comme dans Così, à ce moment‑là. La fin de l’opéra fait aussi étrangement penser à celle de Così : les couples initiaux se reforment par la grâce du lieto fine, mais on ne sait pas si la leçon leur permettra de durer longtemps.
C’est donc un hommage évident à Mozart de la part de Rossini que représente cet opéra mal‑aimé. Mais cet hommage voit le compositeur mettre un masque mozartien dans une comédie de masques. Il crée ainsi un jeu de miroirs, comme un kaléidoscope où le spectateur se perd, offrant un niveau supplémentaire de mise en abyme par rapport à celle que le livret propose.
Ce que le mari vaut
Le nom de Prodoscimo vient du grec et signifie « enfant tant attendu ». Ainsi, le poète a pour mission d’accoucher d’un drame qui ne vient pas tout seul. Et si Romani a tiré l’idée d’un livret plus ancien de Mazzola, le fait de mettre en abyme le théâtre en faisant du Poète un personnage actif et en même temps l’auteur du drame, essayant de tirer les ficelles de l’action, est extrêmement forte. Contrairement à ce que l’on pense, la comédie « autoréférentielle » n’est pas si rare au début du XIXe siècle. Mais la collaboration de Rossini et de Romani va faire éclore une œuvre vraiment étonnante. Non seulement les personnages gagnent une épaisseur rare à être à la fois des êtres vivants et des archétypes (le barbon, l’épouse écervelée, le bellâtre séducteur), mais l’œuvre mène aussi le spectateur par le bout du nez, car les hésitations et les errements du cœur des personnages sont insaisissables : Selim aime‑t‑il sincèrement Fiorilla ? Fiorella l’aime‑t‑elle, ou aime‑t‑elle un fantasme sexuel ? Peut‑elle sincèrement revenir à son époux ? Le livret est plein de chausse‑trappes qui égarent le spectateur, jusqu’à une fin où les personnages semblent enfin sincères, mais l’aspect convenu et artificiel de ce lieto fine peut le laisser dubitatif.
La fotonovela
Laurent Pelly a développé sa mise en scène avec la scénographe Chantal Thomas autour de la fotonovela qui a connu son heure de gloire des années 1940 aux années 1970. Fiorilla trouve dans ces histoires à l’eau de rose un dérivatif puissant à l’ennui qu’elle éprouve avec son mari, et les personnages de l’histoire vont s’y ébrouer : Selim sort d’une grande fotonovela en noir et blanc posée en biais, dont la forme de coin évoque le navire qui est censé le mener dans le port où elle vit. Tous vont se retrouver à un moment ou à un autre dans des cadres, Fiorilla essayant longtemps d’en sortir en vain. Il est vrai que même les incohérences du livret (la rencontre fortuite du pacha en voyage et de son ancienne maitresse sur les lieux où il en a trouvé une nouvelle) trouvent une teinte naturelle dans ce contexte caricatural de roman‑photo. Les poses fixes et outrées des personnages sont une mine inépuisable de comique, les chanteurs s’en donnant à cœur joie, pour le plus grand plaisir du public, même si ces poses contractées sont difficilement compatibles avec la liberté musculaire nécessaire au chant.
I Got Rhythm
La marque de Laurent Pelly est le rythme endiablé qu’il donne à ses productions, toujours très « physiques » pour les acteurs-chanteurs. Ce rythme est particulièrement adapté à la vivacité des œuvres de Rossini. Dès l’introduction, Pelly réussit ce qui est si souvent raté dans les mises en scène d’opéra : une pantomime calquée sur la musique. Voir Geronio en marcel et en short sortir la tondeuse du garage de son petit pavillon de banlieue et déranger son épouse qui lit des novellas sur un transat dans son jardin, puis l’éclabousser avec un tuyau d’arrosage, tandis que le poète tape frénétiquement sur sa machine à écrire et jette furieusement tous ses écrits au fur et à mesure nous plonge au cœur de la situation entre les personnages tout en suivant parfaitement le rythme musical.
Le mouvement est le maître-mot de Pelly : ainsi les maisons de Geronio et Prodoscimo sont‑elles mobiles, et celle de Geronio s’ouvre pour la scène du café. Les haies qui entourent les pavillons sont aussi mobiles et leurs circonvolutions suivent les personnages selon qu’ils veulent être vus ou non. Même le chœur des Zingari, devenu un orchestre miteux en habit vieux rose, se transforme en mer qui secoue les personnages dans le finale du premier acte.
Burla, burlador
La direction d’acteurs de Pelly est éblouissante. Et cette fois, entre le mouvement permanent et les arrêts sur images, le grand écart est de mise.
Les gestes, tout caricaturaux qu’ils soient, définissent les personnages : Selim le séducteur se trémousse et ondule des hanches à son arrivée sur sa proue de fotonovela. Mais cela peut se retourner contre eux : sa démarche de boxeur qui veut se donner de la prestance mâle est imitée par Fiorilla lors du duo « Credete alle femmine » pour s’en moquer.
Pelly use de toutes les ressources du burlesque : Selim entre au ralenti, avec une valise, à la scène 16, sur la plage où il prévoit sa fuite en bateau : sa ceinture de soie vole derrière lui, retenue par un fil visible. L’artifice est ici exposé et source de comique. Même les gimmicks disent quelque chose des personnages : si Selim au premier acte a toujours son couteau sorti, c’est qu’il est bien plus faible que ses impressionnantes vocalises veulent le faire croire. Narciso, lui, naïf comme le Tintin auquel il ressemble, vient avec un paquet de bonbons comme issu d’une chanson de Brel, et se déguise en lampe à la scène 10 : il n’est qu’un élément de mobilier sans épaisseur dans l’histoire. Et quand Selim et Geronio utilisent les tabourets de bar pour mimer un combat de cerfs à la fin de leur duo chez Geronio, la caricature dénonce d’elle‑même les artifices de la virilité.
Kaléidoscope
Pelly répond au kaléidoscope musical de Rossini par un kaléidoscope scénique : les serviteurs de Selim son des clones du pacha, qui interviennent régulièrement avec les autres personnages, et le bal masqué du second acte voit tous les hommes du chœur déguisés en officiers de marine, tandis que toutes les femmes sont déguisées en Fiorilla. Cette multiplication des personnages donne une épaisseur rare au propos, l’identité des personnages, toujours mise en question, devient source de fascination et de perplexité pour le spectateur.
Poursuites
Mais le travail de Pelly va plus loin. D’une part, il fait aussi réaliser aux chanteurs des postures qui vont au‑delà du burlesque, dans un style très graphique : utilisant la rambarde du pavillon, au début du premier acte, Selim et Fiorilla tendent leurs bras parallèlement avec cet escalier, dans une attitude de danseurs saisissante. Plus tard, chez Geronio, à la scène 10, Fiorilla, son époux et Selim prennent des poses de bras similaires, prenant l’espace de façon suggestive.
Pelly utilise les lumières de Joël Adam de façon très inventive : les chanteurs sont souvent éclairés par des poursuites, qui les emmènent dans un univers de music‑hall au-delà du roman‑photo. Ainsi Fiorilla finit‑elle l’acte I dans une pose très formelle, de dos, les bras en flèche vers le bas, sous une lumière d’en haut caractéristique, comme une meneuse de revue. D’ailleurs, à la scène 4 de l’acte II, elle est une véritable meneuse de revue avec le chœur qui est intégré aux cases vides des fotonovelas. C’est donc elle encore qui mène la danse, avant d’être rattrapée à la fin de l’acte acte par ses errements. La forme rejoint le fond, symboliquement.
La grande idée de Pelly est d’avoir su saisir l’intérêt du cliché : aux deux sens du terme, l’œuvre devient un véritable jeu de miroirs, une absolue en abyme où le cliché permet de cacher les sentiments, en attendant le moment où le jeu n’en vaut plus la chandelle, quand Fiorilla renonce aux fantasmes des fotonovelas, qui se retrouvent à terre puis dans un sac poubelle. A la fin, Selim revient avec Zaida sur une fotonovela froissée, signe que peut‑être le couple renaît sur les cendres des illusions de Fiorilla. Mais les ambiguïtés du lieto fine demeurent.
Une équipe musicale au niveau de la mise en scène
On sait gré au chef Clément Lonca, qui assure la direction des deux dernières représentations, de faire preuve de beaucoup de mesure. Mesure dans le volume du son orchestral, toujours contrôlé, et mesure dans les tempi, aérés, sa battue souple laissant aux chanteurs une certaine marge de manœuvre en termes de rubato. L’orchestre, lui, n’est pas à son meilleur en cette matinée de dernière : les cuivres comme les vents commettent beaucoup d’erreurs, même si elles sont compensées par une belle vivacité des cordes et par des soli, notamment de la clarinette solo, ébouriffants.
Le chœur, préparé par Benedikt Kearns, fait son office avec humour, grimé en orchestre du dimanche, mais dont les coiffures et souliers trahissent l’origine gitane. Il représente le chœur grec, qui intervient sans cesse pour célébrer l’amour, comme un gimmick. Les hommes assument leurs parties avec cohésion, plus que les femmes, dans leurs courtes interventions.
En Zaida et Albazar officient deux solistes du Lyon Opéra Studio. Filipp Varik est un très bon Albazar, son ténor déjà ample et dense est une belle promesse : dommage que son air soit coupé, seule exception à l’intégralité de l’œuvre. Jenny Anne Flory est une Zaida qui manque encore un peu d’ampleur et de profondeur de timbre, comme de projection. Mais elle joue admirablement la favorite échouée chez les Zingari.
La seule vraie déception vient d’Alasdair Kent. Le ténor australien expose un timbre acide et manquant sérieusement d’étoffe. Les nuances qu’il met dans son chant sont bienvenues mais accentuent la transparence de l’instrument. La fatigue en ce soir de dernière rend ses contre‑ré difficiles d’accès et assez pénibles dans sa seconde aria au second acte. Surtout, il déséquilibre les ensembles par son manque de densité timbrique.
Parmi les quatre rôles principaux, trois avaient déjà chanté leur rôle lors de la création de la mise en scène à Madrid. Le seul à faire exception est Renato Girolami. Le baryton italien, ancien élève de Sesto Bruscantini, a retenu les leçons de son aîné, et campe un succulent mari buffo. S’il grogne un peu parfois dans le medium, il expose un aigu remarquablement aisé, un grave plein et rond, et c’est un acteur chanteur exceptionnel, qui fait passer toutes les émotions du mari berné dans les couleurs de sa voix, grâce à un italien superlatif et une diction très travaillée. Même les trilles ne manquent pas à sa palette, et son air du second acte est un morceau de bravoure très réussi. Son jeu d’acteur, ses cheveux gominés, son allure pataude savamment jouée, tout est à louer chez lui.
Florian Sempey est impayable en Poète tout droit sorti d’un film de Risi, traîne‑savate en peignoir à la couleur improbable et à la mèche de cheveux lui barrant le visage. Ce visage est d’une expressivité rare. Le rôle n’offrant aucun air, le jeu du chanteur français y supplée, sorte de chef d’orchestre des cœurs à la manque, auteur raté et entremetteur expérimental. Le drame semble se nouer plus malgré lui que grâce à lui, mais il y ajoute une dose de tendresse bienvenue. Vocalement, c’est la fête : le baryton, dont le timbre se distingue bien de celui de Girolami, ajoute des aigus de son cru, toujours pertinents quant au sens des mots et des situations, et il sait même jouer de son vibrato sur les notes tenues pour en rire. Chapeau !
Sara Blanch est une étoile montante du chant orné, et sa Fiorilla est d’un niveau exceptionnel. Certes, le rôle réclame une voix sans doute plus large et un grave plus étoffé. Mais la soprano catalane balaie ces broutilles en offrant un portrait très frais et vif de l’épouse écervelée, virevoltante, d’une présence scénique époustouflante. Son timbre est clair et lumineux, sa voix remarquablement projetée, ses vocalises sont d’une vélocité exceptionnelle, la rondeur de son timbre reste égale sur tout l’ambitus. Elle régale le public par ses aigus et suraigus ronds et pleins, ses trilles parfaits, toujours distillés dans le sens de l’émotion du personnage ou de son apparence : les trilles de « Voi vedete il pianto moi » lors du duo avec Geronio à la scène 13 de l’acte I, trahissent des larmes feintes. Mais elle sait aussi émouvoir, quand l’épouse rouée se voit délaissée par tous et exprime avec force son désespoir dans l’air brillant « Squallida veste e bruna » qui précède le dernier finale, où elle déploie tout l’arsenal technique, messa di voce, aigu tenu huit secondes, suraigu plein et projeté, l’ensemble déclenchant une ovation méritée du public.
Enfin, Adrian Sâmpetrean offre une prestation extraordinaire dans le rôle‑titre. La basse roumaine, qu’on avait découverte à l’occasion d’un Turc à Aix en 2010, revient à ce même rôle qui lui va comme un gant. A‑t‑il jamais été mieux chanté depuis le créateur Filippo Galli ? La richesse et la beauté de son timbre n’ont d’égales que sa virtuosité. Les vocalises sont d’une souplesse et d’une plénitude rarissimes, les registres parfaitement soudés, l’ambitus large, et la palette de colorations de la basse extrêmement fournie. Il trille comme il respire ! Ses nuances, à but souvent parodique, font mouche, car il a joué Don Giovanni et sait en faire une délicieuse caricature de bellâtre satisfait. Sa prestance physique réelle est un atout formidable, et il sait en jouer, notamment dans les confrontations avec Geronio. Pelly en fait un cheikh blanc, dans l’optique du film éponyme de Fellini, montrant son poitrail nu et musclé sous une veste immaculée, magnifique cliché du sex symbol. Ses mimiques outrées dans les arrêts sur image font rire le public à tout coup. C’est un Selim d’anthologie que nous voyons et entendons, d’une présence scénique formidable, à tel point qu’on a de la peine à le voir repartir si brutalement à la fin de l’opéra vers l’horizon des chimères.
Voilà donc un spectacle de très haut niveau que nous a offert l’Opéra de Lyon, grâce à une équipe excellente au service d’une mise en scène brillante et fine, capable de rendre compte des étonnantes subtilités d’une partition trop rarement jouée.
Philippe Manoli
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