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Chronique familiale en 3D Bruxelles La Monnaie 12/01/2024 - et 3, 5, 8, 10, 13, 15*, 17, 19 décembre 2024 Mikael Karlsson : Fanny and Alexander (création) Susan Bullock (Helena Ekdahl), Peter Tantsits (Oscar Ekdahl), Sasha Cooke (Emilie Ekdahl), Sarah Dewez/Lucie Penninck* (Fanny), Jay Weiner (Alexander), Thomas Hampson (Bishop Edvard Vergerus), Anne Sofie von Otter (Justina), Loa Falkman (Isak Jacobi), Aryeh Nussbaum Cohen (Ismaël), Alexander Sprague (Aron), Justin Hopkins (Carl Ekdahl), Polly Leech (Lydia Ekdahl), Gavan Ring (Gustav Adolf Ekdahl), Margaux de Valensart (Alma Ekdahl), Marion Bauwens (Paulina), Blandine Coulon (Esmeralda)
Orchestre symphonique de la Monnaie, Ariane Matiakh (direction)
Ivo van Hove (mise en scène), Jan Versweyveld (décors, lumières), An D’Huys (costumes), Christopher Ash (vidéo)
(© Matthias Baus)
La Monnaie crée Fanny and Alexander, d’après le film oscarisé d’Ingmar Bergman, sorti en 1982, un choix justifié, en cette fin d’année, l’histoire débutant lors d’un repas de Noël. Le compositeur ? Un Suédois, justement, Mikael Karlsson, pas tout à fait inexpérimenté dans ce genre : il a déjà adapté un autre film, Melancholia de Lars von Trier, et il a écrit auparavant un opéra de chambre, The Echo Drift. Royce Vavrek a rédigé le livret en anglais de ce grand opera in two acts, tandis que le compositeur a collaboré pour l’orchestration avec Michael P. Atkinson. D’orchestre, il en est heureusement question, bien que le recours à une seconde personne pour l’orchestration n’augure a priori rien de bon, mais aussi d’acoustique et d’électronique. La Monnaie convie ainsi le spectateur à une expérience dite immersive, laquelle se caractérise par un volume inhabituellement plus élevé, les voix étant amplifiées, et un son enveloppant, avec des effets spéciaux semblables à ceux d’une grande salle de cinéma. La musique évolue dans une triple dimension, orchestrale, acoustique et électronique, ce qui explique sans doute la raison pour laquelle Ariane Matiakh dirige en portant un casque.
Formulons d’emblée un avis personnel très clair : cette composition ne correspond ni à ce que nous aimons, ni à ce que nous recherchons dans la création contemporaine. Cette musique compacte et épaisse, mêlant consonance et dissonance, nous paraît pauvrement inspirée, peu, voire, pas habitée, dépourvue d’un véritable souffle créateur. La valeur musicale et artistique apparaît mince, et les chances de survie de cette œuvre hors du cadre de cette production semblent faibles. Cette composition relève d’une esthétique malaisée à définir, plutôt nord‑américaine, en tout cas sans ancrage nette dans la tradition européenne. Elle fait penser plus d’une fois à celle de John Adams, sans le métier et l’inventivité de ce dernier.
Cette musique nous donne ainsi la fâcheuse impression d’avoir été générée à l’aide de l’intelligence artificielle. Espérons nous tromper. Qu’auraient accompli la regrettée Kaija Saariaho ou George Benjamin sur ce sujet ? Fanny and Alexander partage en outre bien des points communs, sur le plan musical, avec Frankenstein, une production de 2019. Ce n’est donc pas dans cet ouvrage que l’orchestre se montre le plus à son avantage, mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter de ses compétences. Il suffit de se rappeler l’admirable niveau atteint par ce dernier dans le prologue et les deux premières journées de L’Anneau du Nibelung. Mais les musiciens jouent avec rigueur et constance sous la direction d’Ariane Matiakh qu’il faudrait retrouver dans cette fosse dans une œuvre qui en vaut vraiment la peine.
La mise en scène d’Ivo van Hove, qui a déjà adapté au théâtre plusieurs films du réalisateur, notamment Scènes de la vie conjugale et Cris et chuchotements, suscite heureusement plus d’intérêt. Lisible, conciliant les aspects sombres et fantastiques de l’histoire, sans accentuer l’un au détriment de l’autre, elle se caractérise par son inventivité visuelle, due à une des plus belles réalisations de la vidéo vues depuis des années, et une direction d’acteur irréprochable, juste et précise. L’occupation parfaite de l’espace, la fluidité et la cohérence des mouvements scéniques, l’impact des idées, comme, par exemple, les jeux d’ombre ou la forêt de sapins, constituent la marque d’un metteur en scène réputé à juste titre. La mise en scène réussit admirablement à rendre les trois principaux univers de cet ouvrage, le foyer chaleureux, mais non exempts de troubles, de conflits intérieurs, des Ekdahl, la demeure froide et austère de l’évêque, l’antre merveilleux d’Isak. Les deux autres mises en scène d’opéras d’Ivo van Hove à la Monnaie, Idoménée et La Clémence de Titus, ne nous avaient pas autant convaincu que ce Fanny and Alexander, malgré des longueurs, le film durant lui‑même assez longtemps.
La Monnaie a peaufiné la distribution. Les chanteurs évoluent avec naturel dans cette musique qui ne les malmène pas trop, amplification aidant. La ligne de chant se rapproche un peu de celle d’un Britten, pour citer un exemple. Trois membres des Chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie incarnent avec talent et justesse Fanny et Alexandre, respectivement, et en alternance Sarah Dewez et Lucie Penninck, pour la sœur, Jay Weiner, pour le frère, ce dernier vraiment excellent, en particulier lors de sa confrontation avec le terrible et fanatique Vergerus, remarquablement interprété par Thomas Hampson. Le baryton américain trouve le ton et l’attitude justes pour rendre la nature froide et rigide et de cet évêque manipulateur et violent. Exactement du même âge, Anne Sofie von Otter se montre tout aussi excellente dans le rôle de Justina, l’insidieuse gouvernante de l’inflexible homme d’église. C’est la mère des enfants, Emilie, bien jouée par Sasha Cook, qui empoisonne celui qui est devenu le beau‑père de ses enfants, suite au décès inopiné de Peter Tantsits, très bon en Oscar, un comédien qui répétait lors de son décès le rôle d’Hamlet. La manière dont Ivo van Hove met en scène cette tragique disparition ne manque d’ailleurs pas d’impressionner.
Autre incarnation mémorable, celle de Susan Bullock, absolument merveilleuse en Helena, la grand‑mère. La soprano forme un couple magnifique avec son ancien amant, Isak Jacobi, impeccablement interprété par l’acteur et chanteur suédois Loa Falkman. Outre le beau duo formé par Marion Bauwens et Blandine Coulon, qui prêtent leurs traits aux filles mortes de l’évêque, et qui apparaissent telles des fantômes, Paulina et Esmeralda, et le très sonore Carl de Justin Hopkins, il faut saluer la prestation de haute tenue, vocalement surtout, d’Aryeh Nussbaum Cohen en Ismaël, un être solitaire et doté de pouvoirs magiques. Retenons, malgré la musique, les aspects les positifs de cette belle et puissante chronique familiale.
Le site de Mikael Karlsson
Sébastien Foucart
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