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Incandescence et précision

Paris
Philharmonie
12/10/2024 -  
Edgard Varèse : Ionisation – Density 21.5 – Octandre – Intégrales – Offrandes – Arcana – Amériques
Sarah Aristidou (soprano), Sophie Cherrier (flûte)
Solistes de l’Ensemble NEXT, Ensemble intercontemporain, Orchestre du Conservatoire de Paris, Pierre Bleuse (direction)


S. Aristidou, P. Bleuse (© Quentin Chevrier)


Edgard Varèse (1883-1965) a beau être l’exact contemporain d’Anton Webern (1883‑1945), sa musique venue d’une autre planète ouvre des horizons insoupçonnés, là où la combinatoire sérielle du « Saint‑Esprit » de la trinité viennoise pousse à son ultime degré d’achèvement la logique du chromatisme wagnérien. Mais on aurait tort de voir en Varèse un révolutionnaire échevelé et inconséquent : pétri de culture scientifique et noué d’inhibition (Déserts est bien le fruit d’une traversée du désert), il tenait l’art de la composition en très haute estime. Il se différencie fondamentalement des Futuristes italiens – à la démarche desquels on a trop tendance à l’amalgamer – dont les expériences bruitistes ont moins laissé de trace dans la musique que dans l’histoire de la musique.


Le 8 juin 2023, dans le cadre du Festival Manifeste, Alain Altinoglu avait donné à la tête de l’Orchestre de Paris une lecture très léchée d’Amériques (1918‑1921, révision en 1927). Pierre Bleuse réussit la quadrature du cercle en livrant une interprétation pleine d’incandescence qui le dispute en précision rythmique à celle de son confrère. Ca ne bave pas sur le temps d’à‑côté, malgré des trombones au timbre très gras dont pâtissent un peu les trompettes. A la tête des jeunes pousses du Conservatoire de Paris, des solistes de l’Ensemble NEXT et des professionnels de l’Ensemble intercontemporain rompus aux écritures les plus exigeantes, le chef articule à la perfection moments de stase et moments convulsifs, apportant un soin particulier à l’induction électrique entre les pupitres. Et Amériques d’aller bien au‑delà de ses quelque vingt‑cinq minutes de durée effective pour atteindre une dimension cosmique. On n’oubliera pas la cohésion de la petite harmonie et le magnifique solo de cor.


Frappe dans Arcana (1925-1927) la redoutable partie dévolue aux cordes, instruments que Varèse ne goûtait guère tant il craignait leur propension au pathos. Bleuse parvient à en unifier les différentes séquences, conjurant ainsi tout sentiment de discontinuité. Il faudrait citer les interventions vindicatives des percussions, les dialogues stéréophoniques entre les huit cors placés à gauche et les cuivres disposés au fond : autant de talents conjugués dont la réactivité confère à cette musique d’une énergie rare un souffle euphorisant. Tout juste regrettera‑t‑on l’escamotage de la pause (« Silence to be beaten », indique la partition en haut de la mesure à sept temps précédée d’un point d’orgue), portique à l’une des codas les plus énigmatiques du répertoire symphonique.


La première partie nous offre la quasi-intégralité (manque Hyperprism) de la musique pour ensemble de Varèse (au catalogue aussi mince qu’essentiel). Ionisation (1929‑1931) n’a rien perdu de sa fraîcheur, près de cent ans après sa composition. L’acoustique de la Philharmonie de Paris magnifie le large éventail de dynamiques déployé par les percussionnistes, lesquels actionnent tout une gamme d’instruments à hauteur plus ou moins (sirène, enclume) déterminée. Mieux : elle renforce la dramaturgie de l’œuvre au cours de laquelle l’aspect percussif le cède aux phénomènes de résonnance.


Après Densité 21,5 (1936), jouée de manière plus apollinienne que dionysiaque par Sophie Cherrier, Octandre (1923) met en évidence le phrasé très vocal des instruments à vent : on épèle plus qu’on ne joue les notes sans pour autant estomper les stridences propres au registre suraigu (les fameux agrégats appelés « accords gratte‑ciel »), ici particulièrement sollicité. Le Finale exalte à l’envi ces figures obsessives, acérées. La direction de Bleuse est un modèle d’intelligence en ce qu’elle laisse, quand la musique le réclame, suffisamment de liberté aux échappées individuelles... quitte à mieux reprendre la main aussitôt après : en témoignent les volutes expressives du hautbois solo (bravo à Philippe Grauvogel !) au milieu d’Intégrales (1924).


L’entrée des cordes agit comme un baume apaisant dans Offrandes (1921)... même si cette pièce « purement intime » (dixit Varèse) nécessite huit percussionnistes résolus à ne pas ménager leur peine. La partie de harpe oscille entre glissandos expressionnistes et ostinatos sourds, bien dans l’esprit de cette partition où des effets à la Ravel voisinent avec de soudains accès de violence qui annoncent Amériques. Le soprano agile de Sarah Aristidou, à défaut de nous rendre intelligibles les poèmes (traduits en français) du Mexicain Vicente Huidobro et du Chilien José Juan Tablada, rend justice à la vocalité dense et variée de sa partie.


« Votre temps est fini et il commence », déclarait Pierre Boulez (1925‑2016) à la mort de Varèse. Le public (nombreux) de 2024 s’est montré exact au rendez‑vous fixé par la prophétie de celui à qui la salle de la Philharmonie doit son existence et son nom. A 2025 – année du centenaire – de nous dire si la postérité réservera un aussi bon accueil à sa musique qu’à celle du compositeur visionnaire d’Amériques.



Jérémie Bigorie

 

 

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