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Stravinsky au carrefour des mythes Paris Palais Garnier 11/30/2024 - et 4*, 8, 10, 12, 17, 23 décembre 2024 Igor Stravinsky : The Rake’s Progress Ben Bliss (Tom Rakewell), Iain Paterson (Nick Shadow), Clive Bayley (Trulove), Golda Schultz (Anne Trulove), Justina Gringytė (Mother Goose), Jamie Barton (Baba the Turk), Ales Briscein (Rupert Charlesworth), Vartan Gabrielian (Keeper of the madhouse)
Chœurs de l’Opéra national de Paris, Ching‑Lien Wu (cheffe des chœurs), Orchestre de l’Opéra national de Paris, Susanna Mälkki (direction musicale)
Olivier Py (mise en scène, lumières), Joséphine Kirch (reprise de la mise en scène), Pierre‑André Weitz (décors, costumes)
B. Bliss, I. Paterson (© Guergana Damianova/Opéra national de Paris)
Un pacte avec le diable, une fiancée abandonnée arrachant à l’enfer l’âme d’un (anti)héros désireux d’œuvrer pour le bien de l’humanité... Inspiré de gravures de Hogarth, le Rake’s Progress stravinskien revisite le mythe de Faust. Et celui de Don Juan à travers les conquêtes de Tom, en particulier celle de la femme à barbe qu’est Baba la Turque, vedette de la foire : autant de défis et de transgressions. Or les mythes sont justement un univers où Olivier Py est chez lui. On aime donc à retrouver cette production de 2008, reprise en 2012, confiée ici à Joséphine Kirch. Décor noir, à l’image du costume et de l’esprit de Nick Shadow, réincarnation de Méphistophélès – alors qu’Anne porte une robe blanche : c’est bien la lutte entre les ténèbres et la lumière, le châtiment et le salut, le mal et le bien, qui gît au cœur de la déchéance progressive de Tom Rakewell. Le lieu en est un lit, où la maquerelle Mother Goose et Baba succèdent à Anne pour des accouplements dégradants, avant que, à l’asile, sa folie n’en fasse un Adonis épousant Vénus, à laquelle il identifie Anne. Comme s’il retrouvait l’innocence des premières amours, avant de s’effondrer, enfin apaisé. Le mythe, encore.
Le metteur en scène, comme souvent, associe d’emblée Eros et Thanatos : Nick porte une valise où se trouve un squelette et installe un crâne sur la scène. L’opéra devient une sorte de danse macabre dont le diable serait l’ordonnateur. Au mariage avec Baba, il apparaît d’ailleurs en Monsieur Loyal, entouré de jongleurs de pugilistes et de nain : en une de ces mises en abyme qu’affectionne le directeur du Châtelet, les noces deviennent un spectacle regardé par le chœur. Le cabaret n’est pas loin non plus dans le bordel échangiste de Mother Goose, où l’on se livre aux pratiques les plus diverses, la patronne tenant en laisse un danseur qui apparaît, à la fin, aux côtés d’un Tom vieilli, ventripotent, usé par ses débauches, méconnaissable. La scène de la vente aux enchères, elle, rappelle les musicals des années 1950.
A l’image de Stravinsky, la production oscille entre l’émotion et la dérision, le rêve et la réalité, l’envers et l’endroit, des machinistes ou des choristes déplaçant les structures métalliques du décor à deux niveaux. Une direction d’acteurs affûtée – même si on la trouvait plus tendue quand Olivier Py était lui-même aux manettes – crée de vrais personnages, d’autant plus crédibles qu’on a réuni une distribution sans faille. Si l’on peut rêver, pour cet hommage à l’opéra du XVIIIe siècle, un Tom plus belcantiste, un peu moins monochrome que Ben Bliss, on s’incline devant une voix parfaitement conduite, une ligne sûre et élégante, une composition très juste. Il est victime du Nick sardonique, à la noirceur mordante de Iain Paterson, grande voix et grand style, jamais outrancier. Sèchement accompagnée au clavecin, remarquable scène du cimetière, où tous les deux jouent aux cartes l’âme de Tom, double souvenir de Don Juan et de La Dame de pique. Golda Schultz séduit aussitôt par la pulpe moirée du timbre, l’homogénéité de la tessiture – on lui pardonne le contre‑ut raté de sa cabalette – et la beauté patricienne du phrasé. Une Anne à la fois fragile et forte, figure sacrificielle et rédemptrice, tout en finesse et en frémissements. Jamie Barton assume les redoutables intervalles de Baba, haute en couleur mais stylée, drôle mais pas grotesque, presque dame dans ses grandes scènes de théâtre. Justina Gringytė déploie en Mother Goose un superbe mezzo, Rupert Charlesworth est drôle sans forcer le trait en Sellem, le Trulove de Clive Bayley a encore voix et présence. Et l’on sent promis à un bel avenir Vartan Babrielian, jeune pousse de la Troupe lyrique, cantonné ici aux quelques mesures du Gardien de l’asile.
Ce Rake’s Progress, créé – et capté – à Venise en 1951 par le compositeur avec l’Anne d’Elisabeth Schwarzkopf, constitue un des sommets de son « néoclassicisme». Susanna Mälkki en a parfaitement saisi l’essence : clarté analytique des lignes, verdeur des timbres et nervosité des rythmes, mise à distance d’un lyrisme qui appert malgré tout et du pastiche qu’épicent d’irrévérencieuses dissonances. Elle ne s’y est pas trompée : c’est du pur Stravinsky.
Didier van Moere
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