About us / Contact

The Classical Music Network

Zurich

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

Vivre avec ses idiots intérieurs

Zurich
Opernhaus
11/03/2024 -  et 8, 10, 14, 16, 22*, 29 novembre, 1er décembre 2024
Alfred Schnittke : Leben mit einem Idioten
Bo Skovhus (Ich), Susanne Elmark (Frau), Matthew Newlin (Idiot), Magnus Piontek (Wärter), Birger Radde (Marcel Proust), Campbell Caspary*/Evgeny Kulagin (Idiot, Double), Mykola Pososhko/Alvin Scheiwiller* (Ich als Kind)
Chor der Oper Zürich, Janko Kastelic, Johannes Knecht, Ernst Raffelsberger (préparation), Philharmonia Zürich, Jonathan Stockhammer (direction musicale)
Kirill Serebrennikov (mise en scène, décors, costumes), Franck Evin (lumières), Ilya Shagalov (vidéo), Evgeny Kulagin (chorégraphie, collaboration à la mise en scène), Shalva Nikvashvili (masques), Beate Breidenbach, Daniil Orlov (dramaturgie)


(© Monika Rittershaus)



L’Opernhaus de Zurich présente une rareté, La Vie avec un idiot d’Alfred Schnittke (1934‑1998), dans une production choc signée Kirill Serebrennikov. C’est la deuxième collaboration entre le célèbre metteur en scène russe et l’institution lyrique zurichoise. La première, Così fan tutte en novembre 2018, avait fait sensation parce qu’Andreas Homoki, directeur de l’Opernhaus, avait courageusement décidé de maintenir le spectacle alors que Kirill Serebrennikov venait d’être condamné aux arrêts domiciliaires à Moscou, un assistant à Zurich se chargeant de mettre en œuvre les idées du metteur en scène interdit de quitter son domicile moscovite. C’est donc plein de gratitude envers l’Opernhaus que Kirill Serebrennikov est venu à Zurich pour monter cette fois l’ouvrage de Schnittke.


La Vie avec un idiot a vu le jour en avril 1992 à Amsterdam, sous la direction de Mstislav Rostropovitch. Pour une raison peu claire, soit parce qu’il ne travaille pas suffisamment, soit parce qu’il ne parvient pas à faire preuve d’empathie, Moi, un intellectuel, est condamné par les autorités à accueillir dans son appartement un idiot sélectionné dans un asile. Vova – c’est son nom – s’exprime uniquement par des borborygmes. Il s’installe donc chez Moi et, du moins au début de la cohabitation forcée, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais la situation ne tarde pas à se dégrader : Vova devient envahissant et pénible, il déchire des livres de Proust appartenant à l’Epouse de Moi, couche avec celle‑ci, puis avec Moi, décapite l’Epouse et finit par envoyer Moi à l’asile tout en prenant sa place dans l’appartement. L’ouvrage se veut une allégorie politique grinçante : Vova est le diminutif de Vladimir, qui n’est autre que le prénom de Lénine ! L’Idiot symbolise donc le pouvoir communiste qui n’a pas besoin de se justifier pour s’immiscer dans la vie des citoyens. Fondé sur une nouvelle de Victor Yerofieyev (1980), le livret a été adapté par l’écrivain lui‑même.


A Zurich, Kirill Serebrennikov a décidé de gommer toute référence politique, estimant qu’aujourd’hui, Lénine ne dit plus rien à personne. Une allusion à Poutine (un autre Vladimir !) aurait semblé tomber sous le sens, mais il n’était absolument pas question pour le metteur en scène de parler du dirigeant russe et encore moins de l’associer à une œuvre d’art, comme il l’explique sans ambages dans le programme de salle : « Ce sont les journaux qui doivent parler de Poutine, qui doivent dire clairement que c’est lui qui a commencé la guerre en Ukraine et qu’il commet chaque jour des crimes de guerre. C’est un criminel de guerre, un point c’est tout. Il ne mérite pas un opéra. » Kirill Serebrennikov voit plutôt dans l’Idiot une force maléfique qui détruit les relations entre les individus, une erreur du système, un double ou encore un démon intérieur qui nous pousse à commettre des actions violentes et cruelles. On notera par ailleurs qu’une production relativement récente de l’ouvrage de Schnittke en Allemagne, en mai 2017, avait, elle aussi, apparemment fait l’impasse sur l’aspect politique de l’œuvre. Sur le plateau entièrement blanc de l’Opernhaus, les choristes, assis à l’arrière‑scène, représentent les fous de l’asile, transformé ici en galerie d’art contemporain. L’Idiot est, lui, vêtu de noir ; il est doublé par un Moi enfant et, pendant pratiquement tout le spectacle, par un éphèbe aux longs cheveux blonds, qui apparaît le plus souvent entièrement nu, incarnation des désirs cachés de Moi. Parmi les personnages de l’opéra figure un Marcel Proust en haut‑de‑forme et en t‑shirt arborant son nom, car l’Epouse de Moi adore lire l’écrivain français. Le double de l’Idiot s’adonne à tous les excès : il s’enduit de lait et de confiture et danse à plat ventre sur une table, il arrache des pages d’un livre, il casse des meubles, il défèque sur le sol (la scène est simplement mimée !) et va jusqu’à s’armer d’un sécateur pour tuer l’Epouse de Moi. C’en est trop pour plusieurs spectateurs qui quittent la salle avant la fin.


La partition de Schnittke est polystylistique à souhait, un véritable melting pot associant pastiches et citations et comprenant des marches et des hymnes soviétiques, des musiques folkloriques, des danses et des chœurs, avec un large usage des cuivres, le tout dans la veine grotesque et grinçante caractéristique de l’opéra russe ; on pense immédiatement au Nez de Chostakovitch. A la tête du Philharmonia Zürich, Jonathan Stockhammer passe d’une séquence à l’autre, d’une atmosphère à l’autre de cette musique décousue avec beaucoup de fluidité. Le Chœur de l’Opernhaus de Zurich livre une magnifique prestation, se déjouant avec brio des nombreuses difficultés de la partition.


Les chanteurs ont beaucoup de mérite car les voix ne sont pas bien traitées par Schnittke, c’est le moins qu’on puisse dire. Epouse de Moi, Susanne Elmark est souvent cantonnée dans le haut de la tessiture, obligée de lancer des cris stridents, ce qui ne l’empêche pas d’être confondante d’engagement dans son rôle. En Moi, Bo Skhovus est, lui aussi, étourdissant de conviction et de justesse. Même s’il n’a pas d’autre chose à faire vocalement qu’entonner des « eh » énigmatiques, l’Idiot de Matthew Newlin séduit par sa présence sautillante et son habilité à se faufiler dans tous les recoins du plateau. On mentionnera aussi le Gardien sonore de Magnus Piontek et le Proust caustique de Birger Radde. On ne peut pas non plus ne pas signaler les deux rôles muets : d’abord le Double enfant, incarné par un Alvin Scheiwiller qui se taille un joli succès en jouant un tango au violon, puis le Double au physique parfait de Campbell Caspary, dont la présence constante sur le plateau dans le plus simple appareil jette un voile de trouble et de mystère sur ce spectacle choc.



Claudio Poloni

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com