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Histoire d’eau pour nom de la rose

Paris
Opéra Bastille
06/19/2002 -  & 22*, 25, 28 juin, 1er, 4, 8, 11 juillet 2002
Antonín Dvorák : Rusalka
Renée Fleming (Rousalka), Sergeï Larin (Le Prince), Larissa Diadkova (Jezibaba), Franz Hawlata (Ondin), Eva Urbanovà/Hedwige Fassbender (La Princesse étrangère), Michel Sénéchal (Le garde forestier), Karine Deshayes (Le marmiton), Michelle Canniccioni, Svetlana Lifar, Nona Javakhidze (Nymphes), Kevin Greenlaw (La voix du chasseur)
Chœurs et Orchestre de l’Opéra national de Paris, James Conlon (direction)
Robert Carsen (mise en scène, lumières), Michael Levine (décors et costumes), Peter van Praet (lumières), Philippe Giraudeau (chorégraphie)

« Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères, des divans profonds comme des tombeaux... »
Charles Baudelaire, La Mort des amants.


« Plus bas que moi, toujours plus bas que moi, se trouve l’eau ». Rien ne peut mieux illustrer les propos de Francis Ponge, que cette Rousalka bastillaise. Et parisienne, donc, première du nom : cent un ans après la signature de Dvorák au bas du parchemin, vie est rendue – mieux vaut tard que jamais – à l’un des plus beaux opéras de l’histoire, pensons‑nous. Comme pour s’excuser de cette attente, l’Opéra National livre une production proprement historique. Aux côtés, du même compositeur, d’une Armide en captation « parallèle » avec Montserrat Caballé, quid de cette Ondine, cette mythique divinité des Eaux ? Une discographie quantitativement étique. De fait, c’est la version Mackerras (1998, Decca) qui a fait le plus pour cette œuvre majeure. Comme Abbado, avec Simon Boccanegra (DGG) quelque vingt années auparavant…


Un mythe, donc : L’Eau, berceau de la création, du désir (les sirènes !) ; linceul également (Sapho…). Comment met‑on en Carsen un mythe, en 2002 ? Surtout – évidemment – ne pas se tenir à la lettre du livret. Dramaturge‑né, le Canadien s’impose comme un homme de musique et de théâtre, unis et confondus. L’immatérielle naïade Rousalka se languit dans son univers subaquatique : il lui manque l’amour – lequel n’est donné qu’aux mortels. La « sorcière » Jezibaba se pose en entremetteuse érotique : gagner la terre ferme, rejoindre le Prince et son étreinte – elle en fait son affaire ! Condition toutefois pour Rousalka : rester muette. Tel Orphée, privé du droit de regarder son aimée – et par un mouvement inverse, descendant aux Enfers.


Imagerie d’Épinal éludée, Carsen propose un univers en puits clos, tridimensionnel, et doublement métaphorique : fiction-réalité, virginité-défloration. Ce Xanadu imergé est littéralement envahi... par le « rosebud » de l’innocence perdue. Psychologie de bazar ?! Certes non. En vrai visionnaire, le scénographe multiplie les figures, les allusions ; tout en sachant gagner l’impudique décalage nécessaire à la crédiblité de tout symbolisme. La réussite vient autant du tapis de roses rouges – une au départ, une seule, puis des cascatelles sans fin – que de l’omniprésence du lit : double, jumeau, perpendiculaire à la scène même. Quant à la symétrie (verticale, horizontale, en surplomb – acte après acte) de ces mondes opposés et complémentaires : elle est aussi belle à contempler, que suffocante à ressentir.


Le décor est somptuaire, mais on ne peut plus blafard et sobre : lits, lampes de chevet, éclairages insolites. Une mise à l’épreuve des tempéraments, exactement opposée au merveilleux idéal de La Flûte enchantée ! S’écrasant bruyamment sur le milieu de la scène – heureusement sans faire de victime – le soir de la deuxième, un pan de mur capricieux génère frayeur et interruption. Pour autant, aucune baisse de tension. Nulle félicité pour le couple « vainqueur » ici, pas d’autre royaume que celui de la Mort. Pas plus de droit à l’erreur : comme toujours chez Robert Carsen, l’essentiel est l’impossibilité d’aimer. Souvenir de son Alcina de Garnier (1999), partageant avec Rousalka la quadrature de la chambre ? Mais inversée, alors : Alcine est une magicienne qui asservit, Rousalka une créature qui subit. Besoin d’amour incontournable, devenant une tache irrémissible. A cet égard, le ballet lascif est une bien belle trouvaille : de nombreux couples tentent de forniquer devant l’Ondine muette et endormie. Écho au début du II° acte, avec son jeu de portes et de sosies ; et réponse, aussi, au « double » envahissant – et fatal – de la Princesse étrangère. Des charmes opposés au charme, en toute antinomie – et en toute logique.


Dans ce dédale de signes, comment la musique trouve‑t‑elle sa place ? Dvorák ne pouvait mieux écrire. Une orchestration richissime, dont les cors merveilleux sont ceux de l’Enfant ; et dont les pupitres de « bois » laissent songeur. Après de sérieux ennuis de santé, James Conlon, loin d’avoir tout réussi à Bastille, se surpasse par une aisance à faire chanter les nombreux niveaux (cordes en clé de fa, et « vents » de même – surtout) qui rendrait presque pâle le Mackerras, pourtant souverain, du disque ! Ce n’est pas tout. L’Américain s’attelle à rendre percutants les choeurs, les voix « off » très nombreuses, les solistes. Les fameuses « trois sœurs » de Rousalka, ne sont pas sans évoquer... les trois Dames de la Reine de la Nuit, les Filles du Rhin ; et les nymphes d’Ariane à Naxos, on s’en doute.


D’aucuns jugeront Dvorak par le fait, un peu trop germanisé : ils auraient tort. Ce serait trop oublier que Bohême et Moravie ont à l’époque, telles l’Italie de Verdi, ou l’Allemagne rêvée de Bayreuth, de sérieux besoins d’identité culturelle, à l’ombre du colonisateur « teuton ». Bedrich Smetana, dans ses pièces pour piano de jeunesse, ne parle‑t‑il pas souvent le Liszt de Weimar ?! Saluons au passage « Bohemia Magica, une saison tchèque en France », organisée par l’AFAA, et pour qui ce spectacle est une publicité de choix… Communs à l’enregistrement Decca sont Fleming, Hawlata, Urbanovà. A l’exception de cette dernière, ils ne déçoivent ni ne déchoivent guère ; dans des rôles superlatifs de surcroît. Précisons que l’héroïne doit affronter pléthore d’ensembles, en sus de deux airs complexes (dont la célèbre « Invocation à la Lune ») : on en comprend d’autant mieux la nécessité de son long mutisme central, en pivot. Renée Fleming n’a jamais caché sa parentèle, son atavisme tchèques ; ainsi que sa dilection pour ce « rôle fétiche », selon ses propres termes.


La voici à son zénith. On n’ose parler d’un apogée, l’idée d’un déclin la concernant étant insupportable ! La fête est complète ; avec une progression très nette (cela est donc humainement possible ?) entre la première et la deuxième. Outre la précitée « Invocation », liquide – c’est le bien le moins – et sensuelle, aux moirures accoutumées ; elle nous régale d’une présence dramatique hors cote. Tiens donc, comme dans Un tramway nommé désir, ou autres créations contemporaines : encore l’un de ses multiples miels… Y compris durant son silence obligé, l’Américaine parvient à faire de la musique avec ses seuls gestuelle et maintien. De l’art et du grand, accru par la beauté du Baiser de la Fée. La scène finale va s’imposer à nos mémoires comme un sommet de son (encore jeune) carrière. Franz Hawlata, cet « Ondin » nanti, étrange appel de l’inceste, des mêmes atours que Le Prince, est ébouriffant. Comme dans tout ce que nous connaissons de lui, avouons‑le. Son air de l’acte II arracherait des larmes aux pierres... fussent‑elles celles d’Alcina. Pour autant, son personnage n’est guère aisé, et dramatiquement ingrat. D’une manière de « père » sans autorité, il fait un créateur de sortilèges. Ses atermoiements en sont, pour le coup, à pleurer de beauté.


Larissa Diadkova, Marfa remarquée dans une très bonne Khovantchina locale, assure avec l’ambiguë Jezibaba un rôle de composition et une performance épatants. Sa deuxième apparition du III° acte fait songer à Erda ! Les graves, très solllicités, projetés et puissants ; le charisme et la beauté de timbre, la désignent tout naturellement pour des Azucena, des Fricka – voire des Dalila de race. Sergeï Larin est un bonheur dans le rôle « inchantable » du Prince (tel Don José : lyrique ou dramatique ? allez savoir). Il y donne son meilleur – humain, trop humain vraiment –, variant les couleurs dans l’aigu, admirable reflet des amoureuses sollicitations de la sylphide. Plus charnel, d’une certaine manière, que Ben Heppner au CD, il complète le Garde‑chasse (étonnant Michel Sénéchal), le marmiton... les trois Dryades enfin. Tous sont au‑dessus du lot.


Reste la Princesse étrangère. Urbanovà en studio était l’indispensable méchante qu’on doit trouver dans tout conte, par nature édifiant. Pourquoi faut‑il, au cours de sa brève mais capitale intervention, que la même se veuille braillarde et débraillée ? Inutiles effets, et du plus mauvais goût ; qu’a évités le 22 l’excellente Hedwige Fassbender, remplaçante in extremis. Dommage : la parité vestimentaire avec Rousalka elle‑même, et les ballerines, répond tant aux multiples assonances visuelles – et autres cruelles symétries, fantasmes d’enfance –, voulues par Robert Carsen ! N’était ce dérapage douloureux pour l’oeil et l’oreille, le crime de l’Ondine eût été presque parfait.


Dans le dernier tableau en effet, Rousalka se donne au Prince sous les eaux, en une chambre-caveau pour noces funéraires. Un Liebestod lacustre, en quelque sorte. Le metteur en scène nous nomme témoins : devant ce lit encerclé d’envahissantes roses rouges, de plus en plus nombreuses, s’accomplit un baiser de mort asphyxiant, aspirant – inévitable. « Plus bas que moi, toujours plus bas que moi... » – répète le poète, légitimant la donne topologique voulue par le metteur en scène, si subjective ! Pauvres et impuissants spectateurs que nous sommes, à ce moment comme penchés au‑dessus des irrésistibles et vénéneux flots glacés... Nous reviennent alors les derniers mots de l’Ondine de Jean Giraudoux, susurrés semble‑t‑il par Renée Fleming : « Comme c’est dommage ! Et comme je vous aurais aimés ! ».



Jacques Duffourg

 

 

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