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Le Chevalier de la fosse Milano Teatro alla Scala 10/12/2024 - et 15, 19*, 22, 25, 29 octobre 2024 Richard Strauss : Der Rosenkavalier, opus 59 Krassimira Stoyanova (Die Feldmarschallin Fürstin Wendenberg), Kate Lindsey (Octavian), Sabine Devieilhe (Sophie), Caroline Wenborne (Jungfer Marianne Leitmetzerin), Tanja Ariane Baumgartner (Annina), Günther Groissböck (Der Baron Ochs auf Lerchenau), Michael Kraus (Herr von Faninal), Gerhard Siegel (Valzacchi), Piero Pretti (Ein italienischer Sänger), Bastian-Thomas Kohl (Ein Polizeikommissar, Ein Notar), Jörg Schneider (Der Haushofmeister bei Faninal, Ein Wirt, Ein Tierhändler), Haiyang Guo (Der Haushofmeister bei der Feldmarschallin), Gabriella Locatelli, Eleonora De Prez, Eleonora Ardigò (Drei adelige Waisen), Laura Lolita Peresivana (Eine Modistin), Luigi Albani, Guillermo Esteban Bussolini, Andrzej Glowienka, Emidio Guidotti (Vier Lakaien der Marschallin, Vier Kellner), Giorgio Valerio (Hausknecht)
Coro del Teatro alla Scala, Alberto Malazzi (préparation), Coro di Voci Bianche dell’Accademia del Teatro alla Scala, Marco De Gasperi (préparation), Orchestra del Teatro alla Scala, Kirill Petrenko (direction musicale)
Harry Kupfer (mise en scène), Derek Gimpel (reprise de la mise en scène), Hans Schavernoch (décors), Yan Tax (costumes), Juergen Hoffman (lumières), Thomas Reimer (vidéos)
(© Brescia e Amisano/Teatro alla Scala)
A sa première entrée dans la fosse, avant même le début du spectacle, les applaudissements sont déjà particulièrement enthousiastes. Ils iront croissant pour sa deuxième puis sa troisième apparition, avant de se transformer en véritable délire au rideau final, du jamais entendu à Milan. Il faut dire que les attentes étaient énormes pour le premier opéra de Kirill Petrenko – puisque c’est de lui qu’il s’agit – à la Scala (il y avait déjà dirigé un concert en 2016 avec l’Ochestre d’Etat de Bavière). Les mélomanes milanais n’ont pas été déçus, bien au contraire. Dès les premières notes, on comprend qu’on assiste ce soir à un moment de musique d’exception, avec une direction qui déborde de vitalité et d’énergie, avec un son qui submerge la salle, mais où tout est parfaitement équilibré et contrôlé, car jamais les chanteurs ne sont couverts. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, on entend absolument tout, l’art de l’orchestration de Richard Strauss apparaissant avec clarté et précision. Le chef est aussi très attentif aux chanteurs, leur déroulant un tapis sonore soyeux à souhait, comme dans le duo Octavian-Sophie de l’acte II, où les deux voix semblent suspendues, donnant au public le sentiment que le temps s’est arrêté, ou dans le splendide trio final, qu’il laisse respirer de façon parfaitement naturelle. Et que dire des introductions de l’acte II et de l’acte III, des pages d’une folle virtuosité et dans lesquelles l’orchestre répond au maestro comme un seul homme ; et effectivement, on sent chez les musiciens une formidable envie de jouer. Dominique Meyer, l’actuel directeur de la Scala, connaît bien Kirill Petrenko pour l’avoir engagé quand il dirigeait le Staatsoper de Vienne, dans Le Chevalier à la rose déjà. Si les musiciens milanais ne connaissent pas leur Strauss sur le bout des doigts comme leurs homologues viennois, Kirill Petrenko a su tirer le meilleur des instrumentistes, qui ont été galvanisés par le chef et qui se sont véritablement sublimés.
La distribution réunie sur le plateau de la Scala est sans conteste ce qu’il y a de meilleur aujourd’hui. Krassimira Stoyanova incarne une Maréchale au port aristocratique mais mélancolique et désabusée, avec une superbe diction ainsi qu’un chant parfaitement contrôlé sur toute la tessiture, riche en nuances et orné de splendides sons filés ; au dernier acte, elle se montre extrêmement légère et enjouée, comme si elle avait définitivement tiré un trait sur le passé et décidé de regarder désormais vers l’avenir. Malgré une ligne de chant pas toujours homogène, Günther Groissböck est des plus convaincants en baron Ochs de Lerchenau, un rôle dans lequel il excelle désormais sur les plus grandes scènes et dont il a changé le regard : Lerchenau n’est pas un monsieur d’un certain âge libidineux, mais un aristocrate portant beau, sûr de lui et de son pouvoir de séduction. La Sophie de Sabine Devieilhe séduit par sa voix cristalline, ses aigus rayonnants et son timbre délicat ; elle est dépeinte ici comme une jeune fille pugnace, bien décidée à ne pas obéir aux règles qu’on voudrait lui imposer. Kate Lindsey compose un Octavian lui aussi très convaincant, un Octavian juvénile et plein d’ardeur, qui n’arrête pas de douter, quand bien même le timbre n’est pas des plus séduisants. Le chanteur italien est défendu avec panache par Piero Pretti, qui a toutefois tendance à forcer un peu sa voix. Les nombreux seconds rôles sont tous excellents, certains ayant été confiés à de jeunes chanteurs de l’Accademia del Teatro alla Scala.
La production, signée Harry Kupfer, a été étrennée au Festival de Salzbourg durant l’été 2014, avec déjà Krassimira Stoyanova et Günther Groissböck dans la distribution ; elle sera reprise l’été suivant. En 2016, le spectacle débarque à la Scala, avec toujours les mêmes deux interprètes, et Zubin Mehta à la baguette. Pour l’actuelle série de représentations à Milan, il est repris par Derek Gimpel et tient encore parfaitement la route. C’est une production traditionnelle, au meilleur sens du terme, qui est proposée ici, une production d’une indéniable beauté, avec notamment d’immenses photos de Vienne en noir et blanc en fond de scène, qui montrent la capitale autrichienne avec ses palais, ses toits, ses rues et ses parcs, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, telle que l’a connue Richard Strauss donc. Au premier acte, une porte et un miroir géants ornent le plateau, qui baigne dans des tons gris argent associés à la mélancolie et à la nostalgie ; un lit défait, une table et quelques chaises complètent le décor, qui sera encore plus sobre à l’acte suivant, où seules quelques chaises sont disséminées sur le plateau. La fin du premier acte, dans un clair‑obscur saisissant, est d’une beauté à couper le souffle. Le troisième acte est plus coloré, avec une auberge plantée sur fond de Prater, où on devine la grande roue et un grand huit. Les personnages secondaires portent ici des costumes bariolés dignes de carnaval. A la fin de l’ouvrage, la Maréchale arrive en voiture, Faninal monte à côté d’elle et le moteur démarre, laissant les deux amoureux, réunis sur un banc, jouer comme des enfants. Une image qui restera longtemps dans les mémoires des spectateurs. Par ailleurs, tous les personnages sont finement caractérisés, avec une direction d’acteurs au cordeau et une grande précision dans les gestes. On pense notamment aux longs regards de la Maréchale dans son miroir au début du premier acte ou encore à l’entrée du Chevalier à la rose au deuxième, qui s’arrête un instant, regarde Sophie et tombe instantanément amoureux. On l’a dit, une soirée d’opéra exceptionnelle.
Claudio Poloni
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