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Les jeux sont faits

Salzburg
Felsenreitschule
08/12/2024 -  et 17, 20, 22, 25, 28* août 2024
Sergueï Prokofiev : Le Joueur, opus 24
Peixin Chen (Le Général), Asmik Grigorian (Pauline), Sean Pannikar (Alexeï), Violeta Urmana (Babulenka), Juan Francisco Gatell (Marquis), Nicole Chirka (Mademoiselle Blanche), Michael Arinovy (Mr Astley), Zhengyi Bai (Prince Nilsky), Ilia Kazakov (Baron Würmerhelm), Arman Rabot (Directeur du casino), Joseph Parrish (Potapych), Samuel Stopford (Premier croupier), Michael Dimovski (Deuxième croupier), Jasurbek Khaydarov (Gros Anglais), Vladyslav Buialskyi (Anglais élancé), Elizaveta Kulagina (Dame de toutes les couleurs), Lilit Davtyan (Dame pâle), Cassandra Doyle (Dame d’honneur), Zoie Reams (Dame suspecte), Tae Hwan Yun (Joueur malade), Amin Ahangaran (Vieux joueur), Seray Pinar (Vieille joueuse suspecte), Santiago Sanchez (Joueur fougueux), Aaron Casey-Gould (Joueur bossu), Navazard Hakobyan (Joueur malchanceux)
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Pawel Markowicz (chef de chœur), Wiener Philharmoniker, Timur Zangiev (direction)
Peter Sellars (mise en scène), George Tsypin (décor), Camille Assaf (costumes), James F. Ingalls (lumières)


(© Salzburger Festspiele/Ruth Walz)


Combien d’adaptations de romans de Dostoïevski à l’opéra ? Inutile de fouiller longtemps dans les archives, puisqu’il n’y en a toujours que trois, le reste n’étant vraiment que fonds de tiroir. Donc Le Joueur de Prokofiev, De la maison des morts de Janácek et enfin, beaucoup plus tard, L’Idiot de Weinberg. Et bien dans cet ordre‑là, Prokofiev ayant été le premier, dès 1915, à oser se confronter au style romanesque proliférant et enchevêtré de Dostoïevski, en principe peu propice aux adaptations scéniques.


Cela dit, avec ses 200 à 300 pages, Le Joueur reste un roman bref, dont les péripéties en vase clos sont ramassées sur un intervalle de temps court, ce qui a sans doute un peu facilité l’écriture du livret. En ce qui concerne Souvenirs de la maison des morts, Janácek, lui aussi auteur de son livret, s’est attelé au même type de gageure vingt ans plus tard, mais là en n’ayant de toute façon qu’à colliger les principaux récits d’un roman certes plus long, mais où il ne se passe en fait rien de bien concret. Et Weinberg ferme la marche avec L’Idiot, de ces trois projets le seul à refléter la démesure dostoïevskienne sans la contourner, d’un pavé littéraire ayant vraiment découlé un pavé lyrique.


Présenter ce triplé Dostoïevski au cours d’un même été aurait été d’une force passionnante, mais déjà en programmer deux sur les trois, et de surcroît en intégrant un opéra pour l’instant aussi confidentiel et difficile que L’Idiot, mettait la barre très haut. Un pari que Markus Hinterhäuser a pu gagner en recrutant tout simplement le meilleur de son carnet d’adresses, au risque d’éclipser nettement le reste de sa programmation. Et puis saluons au passage le courage de ce doublé russe crânement assumé, dans le contexte de conflit actuel, à l’heure même où en Ukraine on se trompe sans doute d’ennemi en faisant systématiquement disparaître Dostoïevski, Pouchkine et Tolstoï des bibliothèques publiques. A Salzbourg, la pluralité des nations présentes sur ces deux productions (rien que pour l’équipe de L’Idiot : Ukrainiens, Russes, Lituaniens, Polonais... et, pour Le Joueur, une affiche carrément cosmopolite) suffisent à démonter qu’en la matière, non seulement la gestion de notre culture commune doit rester neutre, mais que c’est bien en persistant à construire des projets supranationaux tous ensemble, qu’on démontre qu’il est encore possible d’avancer.


Markus Hinterhäuser n’aime pas se risquer à trop diversifier ses metteurs en scène, préférant faire confiance à des équipes éprouvées. Pour ce doublé, non seulement il a pu s’assurer le concours de deux personnalités exceptionnelles, mais il a su les affecter à bon escient. Confier Le Joueur de Prokofiev à Krzysztof Warlikowski et L’Idiot à Peter Sellars aurait pu fonctionner, mais certainement beaucoup moins bien, compte tenu de tout ce que l’on sait de l’un et de l’autre. Or là, avec ces deux équipes d’élite, appelées à travailler sur un sujet qui les inspire, on peut parler de réussites équivalentes, chacune des deux propositions ayant su tirer le meilleur d’ouvrages en définitive tout aussi difficiles à réaliser l’un que l’autre. Pour L’Idiot, on manque évidemment encore de recul, en revanche, pour Le Joueur, un peu plus souvent représenté, les demi‑échecs, et même sous des signatures de premier plan (Kupfer, Tcherniakov, Barkhatov...), ont en effet largement prédominé.


L’une des difficultés majeures du Joueur, tiré d’un roman où, on le rappelle, l’auteur s’exprime à la première personne, est de concilier une action qui se passe pour l’essentiel selon le point de vue d’un seul protagoniste, avec des dimensions de superproduction réaliste, dans le décor mondain d’une station thermale allemande (hôtel, gare, casino...) où se bouscule une foule de petits rôles et de figurants, a priori tous à croquer scéniquement avec un bon talent de caricaturiste. Confronté à ce cahier des charges, le metteur en scène souvent en fait trop, se disperse, surcharge, ou au contraire capitule et n’en fait plus assez, met à plat, cloisonne, segmente... Autant d’écueils que Peter Sellars et son équipe évitent, en signant un spectacle toujours focalisé à bon escient, et surtout construit en un continuel crescendo dramatique, depuis des scènes d’exposition restreintes à l’essentiel, avec juste les principaux rôles occupant le plateau, et très peu de figurants, jusqu’au tourbillon de plus en plus délirant de l’acte IV. Du pur Sellars, actualisé comme souvent : textos sur téléphones portables, costumes modernes, mélangeant l’anonyme, le chic, le moche... Là où Dostoïevski croquait au vitriol les nantis de la Belle Epoque, et où Prokofiev travaillait dans un contexte politique déjà prérévolutionnaire, c’est maintenant un édifiant reflet de notre propre monde que le metteur en scène américain nous renvoie, comme dans un miroir. Ce qui compte étant surtout que chacun de ces principaux personnages dûment réactualisés puisse continuer à exister, vivre, se construire en multiples facettes, et de surcroît avec un véritable sens du suspense.


Reste à insérer quelque chose d’aussi resserré dans l’espace énorme du Manège des Rochers, et là le décorateur George Tsypin prend la main : un tapis vert étalé sur le sol et les murs, mais dont le tissu s’effiloche de partout, beaucoup de miroirs, mais cassés, et sept dispositifs suspendus, montant et redescendant depuis les cintres, sortes de toupies clignotantes en marbre translucide, pouvant évoquer tantôt des roulettes de casino, tantôt des colonnes, tantôt des lustres, et qui dissimulent de multiples possibilités d’éclairages multicolores, évocation très juste de l’ambiance factice et un peu vulgaire d’un casino, mais en évitant tout réalisme. Le décor devient ici un véritable protagoniste supplémentaire, dont l’impact est encore majoré par un maniement magistral des gradations d’intensité lumineuse et des couleurs, en paroxysmes souvent violents.



(© Salzburger Festspiele/Ruth Walz)


On sort abasourdi de ces plus de deux heures de spectacle d’un seul tenant, sans entracte, où l’intensité du jeu théâtral ne faiblit jamais, en accord avec un flux musical lui aussi toujours tendu, sous la baguette de Timur Zangiev, ex‑enfant prodige, recrue du Mariinsky de Saint‑Pétersbourg et compatriote d’origine ossète de Valery Gergiev. Pour la petite histoire, c’est Zangiev qui a remplacé Gergiev (sic), pour les représentations de La Dame de pique à la Scala de Milan, en 2022, lorsque ce dernier a plié bagage, le lendemain de l’invasion de l’Ukraine. Et c’est bien à la direction de Valery Gergiev, disparu de nos écrans radar, et sans doute pour longtemps encore, que cette emprise inflexible nous fait à nouveau penser. Une approche toute en muscles, mais jamais inutilement bruyante, qui coordonne parfaitement orchestre et voix, même devant des Wiener Philharmoniker qui d’habitude ne se laissent pas toujours conduire facilement. Y compris d’ailleurs, dans le passé, par Valery Gergiev lui‑même, qui plus d’une fois n’avait pas réussi à en tirer mieux qu’un service minimal. Même s’il reste impossible d’affermir les couleurs congénitalement boisées et veloutées de la phalange viennoise jusqu’à l’acier d’un orchestre russe, la concentration des musiciens est patente, et le chef tient très fermement toutes les commandes.


Distribution parfaite, où même les plus petits rôles, confiés pour la plupart aux jeunes chanteurs du Young Singers Project, académie d’été salzbourgeoise aux allures de pépinière, crèvent tous l’écran. Un excellent travail de casting où tout concorde : le physique, rondouillard et comique pour le Général au creux généreux de la basse chinoise Peixin Chen, élancé et smart pour la mezzo ukrainienne Nicole Chirka dans le rôle de la demi‑mondaine Blanche, la voix, avec des ténors très typés (le Marquis insidieux de l’Argentin Juan Francisco Gatell, le prince Nilsky plus discret du chinois Zhengyi Bai), de vrais rôles de composition, comme l’insolent Potapych du baryton-basse américain Joseph Parrish, voire l’aura particulière de plusieurs bêtes de scène. Ce soir, il y en a au moins trois. Violeta Urmana, toujours en bonne santé vocale, ce qui ne l’empêche pas de jouer son rôle de vieille flambeuse à la limite du gâteux (l’un des principaux ressorts comiques de l’action) avec une belle crédibilité, Asmik Grigorian, dont la dégaine générale sur scène évoque davantage une nihiliste boudeuse qu’une aristocrate névrosée, mais qui, dès lors que son rôle de Pauline, en fait très court, l’autorise à chanter, nous cloue sur place par son autorité, et surtout le formidable Alexeï de Sean Pannikar, ténor américain d’origine sri lankaise, bien connu à Salzbourg maintenant, et dont tout à la fois la mobilité physique et la stabilité vocale inébranlable font forte impression, dans un rôle particulièrement lourd.


Cette production exceptionnelle du Joueur a été filmée. Elle est déjà accessible sur certaines plateformes de streaming, et paraît promise ensuite à une diffusion en DVD, comme la plupart des grandes réussites passées de l’ère Hinterhäuser (Kát’a Kabanová, The Greek Passion, Intolleranza 1960, The Bassarids, Salomé, Elektra...). On devrait pouvoir ainsi disposer, pour Le Joueur, d’un document de référence, permettant enfin de prendre pleinement la mesure du potentiel extrême de cet opéra, d’une force parfois renversante.


Il a fallu attendre longtemps, mais cette fois, « Les jeux sont faits ! ».



Laurent Barthel

 

 

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