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Le triomphe de l’Idiot

Salzburg
Felsenreitschule
08/02/2024 -  et 11, 15, 18, 23* août 2024
Mieczyslaw Weinberg : L’Idiot, opus 144
Bogdan Volkov (Prince Lev Nikolaïevitch Mychkine), Ausrine Stundytė (Nastasia Filippovna Barachkova), Vladislav Sulimsky (Parfion Semionovitch Rogojine), Iouri Samoilov (Loukian Timofeevitch Lebedev), Clive Bayley (Ivan Fiodorovitch Epantchine), Margarita Nekrasova (Yelisaveta Prokofievna Epantchina), Xenia Puskarz Thomas (Aglaïa Ivanovna Epantchina), Jessica Niles (Alexandra Ivanovna Epantchina), Pavol Breslik (Gavrila [Gania] Ardalionovitch Ivolgin), Daria Strulia (Varvara [Varia] Ardalionova Iwolgina), Jerzy Butryn (Afanassi Ivanovitch Totzki), Alexandre Kravets (L’affûteur de couteaux), Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Pawel Markowic (chef de chœur), Wiener Philharmoniker, Mirga Grazinytė‑Tyla (direction musicale)
Krzysztof Warlikowski (mise en scène), Malgorzata Szczęsniak (décors, costumes), Felice Ross (lumières), Kamil Polak (vidéo), Claude Bardouil (chorégraphie), Christian Longchamp (dramaturgie)




Cet été, le nom de Mieczyslaw Weinberg était vraiment sur toutes les lèvres à Salzbourg, engouement sans doute accentué du fait de la qualité inégale de ce cru 2024, qui n’a pas pu être mis au point par Markus Hinterhäuser dans des conditions de sérénité optimales.


Le « feuilleton », car c’est ainsi qu’on désigne péjorativement, en milieu germanophone, une sorte de marigot journalistique spécialisé dans l’opéra, où prospèrent quelques grenouilles malveillantes avant tout infatuées d’elles‑mêmes (on ne citera personne), ne s’est en effet pas privé d’attiser les polémiques autour du récent processus de reconduction de Markus Hinterhäuser, finalement confirmé ce printemps dans ses fonctions d’intendant du festival, jusqu’en 2029, voire 2031. La tentative de déstabilisation est restée infructueuse, mais cette ambiance incertaine a laissé des traces, avec notamment quelques propositions qu’il a fallu bricoler un peu en dernière minute. Pour L’Idiot, d’après le roman de Dostoïevski, tout était en tout cas prémédité de longue date, et un véritable succès public, d’une ampleur même impressionnante au vu du caractère très « pointu » d’un tel projet, a bien été au rendez‑vous.


Peut-on pour autant parler de révélation, à propos de Mieczyslaw Weinberg (1919‑1996), compositeur juif polonais, naturalisé russe, patrie soviétique d’adoption où il avait pu se réfugier in extremis en 1939, seul survivant d’une famille exterminée par les nazis ? Evidemment non. Les projecteurs de Salzbourg n’ont fait que confirmer l’importance d’un compositeur dont il faut situer la renaissance bien en amont, dès 2003. Là, ce fut le remarquable travail du regretté chef d’orchestre polono-israélien Gabriel Chmura, grand défenseur des symphonies de Weinberg, qu’il avait commencé à enregistrer pour le label Chandos. Des disques qui révélaient, par petites étapes, un énorme filon, mais qui ont induit aussi d’emblée quelques erreurs de perspective, l’écriture de Weinberg se trouvant immédiatement exposée à des comparaisons avec celle de son ami Chostakovitch, dont elle n’est cependant proche qu’en apparence. Et puis il y eut, en 2010, au Festival de Bregenz, le coup de tonnerre de la première scénique mondiale de La Passagère, fruit de l’insatiable curiosité du metteur en scène et directeur de théâtre britannique David Pountney. Un opéra d’une importance essentielle, et qui a fait beaucoup de chemin depuis, y compris maintenant, à l’exemple du contestable travail de Tobias Kratzer et Vladimir Jurowski récemment à Munich, dans des productions qui le mutilent et en biaisent le message (aujourd’hui ce genre de relecture est‑il vraiment devenu un incontournable prix à payer, pour entrer, voire rester, au grand répertoire ?). Autre étape à ne pas oublier, Le Portrait, d’après la nouvelle fantastique de Gogol, opéra révélé à Nancy en 2011 (Gabriel Chmura dirigeait et David Pountney mettait en scène : toujours les mêmes, décidément...).


Et puis, on en arrive à L’Idiot, dernier ouvrage lyrique de Weinberg, composé en 1985‑1986. Là, le travail de résurrection est dû à un autre « weinbergien » de la première heure, le chef allemand Thomas Sanderling, qui en a dirigé la création mondiale en 2013 au Nationaltheater Mannheim (L’Idiot n’avait été créé auparavant, en 1991, par l’Opéra de chambre de Moscou, que dans une version allégée et raccourcie), ainsi qu’une seconde production, en 2023, dans le cadre de la programmation hors‑les‑murs du Theater an der Wien. Tout cela pour souligner que voir cet été, à Salzbourg, la cheffe lituanienne Mirga Grazinytė‑Tyla affublée d’une aura incontestée de « spécialiste » de Weinberg, simplement parce qu’elle a déjà enregistré de ce compositeur, en tout et pour tout, deux disques gentiment pâlichons (les Deuxième, Troisième, Septième et Vingt et unième Symphonies (Deutsche Grammophon, à comparer utilement, pour les Troisième et Septième, par exemple, aux versions d’un tout autre relief dirigées par Thord Svedlund chez Chandos), reste assez fort de café.



(© Salzburger Festspiele/Bernd Uhlig)


La création de L’Idiot à Mannheim a fait l’objet d’un très bon enregistrement sur le vif (Pan Classics), qui, à vrai dire, lors de sa publication, en 2015, m’avait laissé sur ma faim, l’écoute de ces plus de trois heures d’un opéra russe d’un abord un peu monotone, surtout en l’absence de support visuel, suscitant à la longue une sensation d’ennui difficile à dissiper. A la scène, Weinberg se soucie avant tout de mettre en valeur le plus efficacement possible un drame, exactement comme il le fait à l’écran, puisque il a par ailleurs collaboré activement avec l’industrie cinématographique soviétique (la musique d’une bonne cinquantaine de films, et même de quelques jolis dessins animés pour enfants), donc en procédant surtout, à l’orchestre, par juxtaposition de courtes incises, volontiers à l’emporte‑pièce, intervalles répétés, ostinati, fragments mélodiques pouvant fonctionner éventuellement comme des leitmotivs, et, pour les voix, en utilisant une souple déclamation lyrique, héritée de Moussorgski et influencée, XXe siècle oblige, par Berg et Britten. En fait assez peu de rapport avec les opéras de Chostakovitch, si ce n’est une tendance aux interludes orchestraux dynamiques voire fracassants, et bien sûr un héritage russe commun. De toute façon, Chostakovitch s’est arrêté de composer pour l’opéra assez tôt dans sa carrière, alors que L’Idiot est une œuvre tardive, où Weinberg paraît bien davantage apparenté à la musique « polystylistique » d’un Schnittke, voire tenté par un certain minimalisme. Et tout cela ne fait pas, de toute façon, un opéra à écouter la tête entre les mains.


Dans le cadre imposant du Manège des rochers à Salzbourg, la production signée par l’équipe Warlikowski fait en tout cas ce qu’il faut pour mettre L’Idiot en valeur, le metteur en scène polonais procédant exactement comme il le ferait au théâtre. Et comme il s’agit bien ici d’un Litteraturoper, excellente adaptation du roman‑fleuve de Dostoïevski par le librettiste habituel de Weinberg, le dramaturge et musicologue Alexander Medvedev, ces recettes fonctionnent idéalement. La décoratrice Malgorzata Szczęsniak a conçu un dispositif tout simple, paroi lambrissée qui tapisse le fond de scène jusqu’à mi‑hauteur, avec quelques endroits plus stratégiques : un tableau noir et une table pour l’intérieur de la famille Epantchine, une cage vitrée mobile pour la garçonnière de Rogojine, quelques sièges sur roulettes évoquant un compartiment de train... L’ambiance se construit aussi grâce aux vidéos de Kamil Polak, toujours opportunes, jamais envahissantes. Aucune outrance, hormis peut‑être le surlignage du rôle de Lebedev, conçu par Weinberg comme une sorte de coryphée, acteur mais aussi commentateur, et traité par Warlikowski d’une façon un peu lourdement clownesque. Partout ailleurs une approche fine et sensible, riche de multiples moments de théâtre touchants, voire d’une force phénoménale. Inoubliable, la violente crise d’épilepsie du prince Mychkine, qui clôt la première partie (à l’issue, déjà, de deux heures de spectacle, une durée longue, mais qui passe très bien). Inoubliable aussi, après l’entracte, la mise en perspective parfaite du corps dénudé de l’acteur avec une projection surdimensionnée du prégnant Christ mort au tombeau de Hans Holbein.



(© Salzburger Festspiele/Bernd Uhlig)


Distribution formidable, quasi-entièrement russophone, où l’on peut certes discuter l’adéquation d’Ausrine Stundytė, d’une projection dramatique un peu lourde pour le rôle‑clé de Nastasia Filippovna. Des moyens de la soprano lituanienne qui au demeurant sont bien là, même un soir d’indisposition annoncée. Vladislav Sulimsky incarne un Rogojine entier et sonore au début, mais qui progressivement perd de son assurance, fine composition psychologique, toutefois éclipsée par la performance de Bogdan Volkov, prince Mychkine bouleversant de fragilité diaphane. Un « idiot » certes, mais au sens exact du terme russe, donc plutôt un « chaste fol », un « innocent » que le ténor ukrainien incarne avec une totale sincérité et une voix très sûre, ce qui nous fait d’autant plus regretter que les moments de grand lyrisme que lui accorde la partition restent aussi brefs et rares. N’oublions pas la jeune Australienne Xenia Puskarz Thomas, excellente recrue de l’Opernstudio de l’Opéra de Munich, qui tient le rôle d’Aglaïa avec une détermination peu commune, ni la présence scénique trouble du Lebedev de Iouri Samoilov, ni une fantastique brochette de seconds plans, dont des personnalités de l’envergure de Clive Bayley, Margarita Nekrasova ou Pavol Breslik, qui tiennent tous leurs rôles, même plus épisodiques, avec beaucoup d’intensité.


Depuis la fosse, Mirga Grazinytė-Tyla contrôle efficacement des parties chantées que l’envergure exceptionnelle du plateau pourrait disperser. Sa gestuelle particulière, anguleuse, voire assez perturbante à regarder, lui permet en tout cas de donner précisément tous les départs. En revanche, pour ce qui est de canaliser et sculpter le son de l’orchestre, une telle direction paraît plus problématique, avec un travail sur les nuances trop sommaire et surtout des appuis mal assurés, les passages les plus sonores ayant tendance à s’emballer, faute d’être contrôlés par un « bras » plus déterminé. Mais comme ce sont les Wiener Philharmoniker qui étalent là leur puissance, et en grande largeur, le résultat reste quand même assez époustouflant.


Dernière constatation, et peut-être la plus marquante : ce soir la salle est comble, alors que l’on joue un opéra complètement inconnu du grand public. Même après l’entracte, l’évaporation reste faible, avec à peine quelques places vides ici ou là, et à l’issue de ces quatre heures très exigeantes, la salle acclame avec ferveur toute la distribution, jusqu’à une standing ovation unanime et spontanée. Un phénomène quand même très nouveau à Salzbourg, manifestation dont le public a longtemps passé pour davantage fortuné et mondain que réellement passionné de musique, et encore moins de raretés. Et là, n’en déplaise aux grenouilles, c’est bien un succès qu’il faut mettre au crédit du patient travail de fond réalisé par Markus Hinterhäuser, et ce depuis déjà plus d’une décennie.



Laurent Barthel

 

 

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