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Orphée au pays d’Eusebius et Florestan

La Roque
Parc du château de Florans
08/20/2024 -  
Franz Schubert : Sonates pour piano en la bémol majeur, D. 557, et en mi mineur, D. 566
Robert Schumann : Kreisleriana, opus 16 – Novelettes, opus 21

Adam Laloum (piano)


A. Laloum (© Valentine Chauvin)


Artiste fétiche du Festival de La Roque‑d’Anthéron depuis les débuts de sa carrière, Adam Laloum se voit confier, comme en 2018, 2020 et 2021 le privilège d’assurer le concert de clôture : l’usage est apparemment en voie de devenir un rituel dont on ne saurait trop se réjouir.


Schubert est à l’honneur en cette fin de festival : après les Moments musicaux sculptés par les doigts de Christian Zacharias, les lieder savamment transcrits par Juliette Journaux et les dernières sonates magnifiées par Jonathan Biss, Adam Laloum construit son programme en faisant alterner deux sonates de jeunesse avec deux grands cycles de Schumann. Si elle est précédée, du moins dans le catalogue d’Otto Erich Deutsch, par deux chefs‑d’œuvre aussi achevés que les Sonates D. 459 et D. 537, la Sonate D. 557, donnée en ouverture du récital, apparaît comme l’un des premiers chaînons d’une évolution qui mènera aux grandes sonates de la maturité. S’il passe tout au long des trois mouvements une sorte de candeur mozartienne (peut‑être plus véritablement candide que celle de Mozart), c’est l’influence de Haydn qui s’y manifeste surtout, tant dans l’animation et la fraîcheur du premier mouvement, que dans la « surprise » placée au centre du paisible Andante, où se font entendre des éléments polyphoniques qui évoquent également Bach. Malgré la concision de l’œuvre (quasi une sonatine), l’interprétation permet d’y déceler cependant quelques aspects prémonitoires des pages plus tardives, avec des redites mélodiques et des modulations passagères, qui n’ont certes pas ici de caractère véritablement tragique. De même, l’Allegro conclusif est une danse dont la rusticité n’est pas encore sublimée par la subjectivité schubertienne. En fin de compte, l’audition de ce Schubert encore à l’ombre de Haydn produit un effet de miroir intéressant avec le Haydn pré-schubertien offert deux soirs plus tôt par le récital de Christian Zacharias.


Adam Laloum offre des Kreisleriana une version bien pensée et d’une très belle réalisation. Les huit pièces sont jouées avec un savant équilibre des plans et dans une sonorité claire et articulée, permise par des doigts agiles et restant assez près du clavier, ainsi que par un jeu de pédale au millimètre. Elles offrent de beaux moments, par exemple avec un Ausserst bewegt (extrêmement agité) initial conduit avec élan, une quatrième pièce, Sehr langsam (très lent) d’une inquiétude bien sentie d’abord, puis animée d’un chant très doux ensuite, une magie nocturne captivante dans le Sehr lebhaft (très vif) de la cinquième pièce ou dans le morceau final, qui se densifie et s’amplifie pour s’achever avec beaucoup d’assurance. En revanche, la fièvre tarde à venir dans la sixième pièce, d’un lyrisme plus méditatif qu’inquiet, et la frénésie polyphonique du Sehr rasch (très rapide) de la septième pièce semble presque trop lisible et rapide à s’apaiser. Si le pianiste est assurément un fin connaisseur de la sensibilité schumanienne, et si le cycle trouve sa cohérence dans ce choix d’une certaine sagesse classique et des demi‑teintes calculées, l’ensemble manque peut‑être de ce supplément de folie et de noirceur qu’il trouve chez ses plus grands interprètes ; il reste pour le coup plus près de Schubert que de la fantaisie hallucinée du maître de chape


Cette relative retenue d’Adam Laloum est oubliée après l’entracte, ce qui nous offre une seconde partie de récital somptueuse. Le choix de la Sonate D. 566 est des plus judicieux, de même que celui d’écarter le décevant Scherzo et le Rondo en mi majeur (D. 506) dont on affuble parfois cette sonate afin de la « compléter » : ainsi réduite à ses deux mouvements achevés (Moderato et Allegretto), elle devient une sorte de parente de l’Opus 90 de Beethoven. Comme cette dernière, elle met en scène un dialogue amoureux entre le grave et l’aigu du clavier, dans lequel Adam Laloum trouve aussitôt le ton juste et nous emmène sur le chemin de la grâce, en nous faisant passer par les sentiers de l’effusion lyrique, qui ont ici le charme des forêts de Grinzing et de la campagne viennoise. Dans cette lecture d’une respiration très naturelle et d’un legato irrésistiblement chantant, le pianiste se place sous le patronage de Wilhelm Kempff, inoubliable interprète de cette page, comme il le faisait d’ailleurs peut‑être déjà dans sa lecture très maîtrisée des Kreisleriana.


Adam Laloum pénètre de même avec résolution au cœur du labyrinthe de musiques et de sentiments (des synonymes chez Schumann ?) que constitue les huit Novelettes. Son jeu toujours clair et souple y trouve les accents d’Orphée ; il y est un guide idéal dans la touffeur de ces pages tellement versatiles qu’elles en deviennent souvent difficiles à saisir, au point qu’elles ont pu rebuter beaucoup de grands interprètes schumanniens : Richter lui-même préférait en détacher quelques morceaux (les deux premiers surtout, et parfois le dernier) plutôt que de les affronter en totalité. Le piano aventureux d’Adam Laloum, lui, progresse tout au long d’un cycle dont chaque pièce semble contenir plus de contrastes et de sautes d’humeur que la précédente. Par nature instables et volontairement inégales, ces « longues histoires excentriques » (comme les appelait Schumann) comportent certes des temps faibles, moments d’ellipse, d’extinction ou de vaine agitation, exprimant une sorte de désarroi sonore. Mais elles offrent encore plus de moments inouïs, telle cette danse d’une grâce infinie, quelque part entre le souvenir de Schubert et l’anticipation de Chabrier qui conclut l’avant‑dernier morceau. Une seule d’entre elles nous fait passer par tant d’épisodes successifs et simultanés qu’il serait vain de vouloir les retranscrire par des mots ; rien n’y est jamais univoque et tout y chante sur une multitude de plans, reflétant les états d’âme toujours changeants du compositeur, mais aussi de l’interprète. A sa manière, bien différente de celle d’un autre grand interprète de l’intégrale du cycle, Dino Ciani, qui s’y faisait plus démonstratif, Adam Laloum sait trouver le sens de cette somme poétique à la fois déconcertante et unifiée, qui, après nous avoir donné le tournis à force de nous faire passer et repasser par toutes les émotions, nous laisse à la fois ravis et sans réponse à son énigme.


Le deuxième des Moments musicaux de Schubert est un bis fort bien choisi, surtout grâce à la façon dont Adam Laloum caractérise les contrastes entre ses trois épisodes, tour à tour méditatif, lyrique et angoissé, de manière à en faire presque une Novelette avant la lettre.



François Anselmini

 

 

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