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Dévoilement de Butterfly Madrid Teatro Real 06/30/2024 - et 1er, 3, 4*, 5, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 21, 22 juillet 2024 Giacomo Puccini : Madama Butterfly Saioa Hernández/Ailyn Pérez*/Lianna Haroutounian/Aleksandra Kurzak (Cio‑Cio San), Silvia Beltrami*/Nino Surguladze/Gemma Coma-Alabert (Suzuki), Matthew Polenzani*/Charles Castronovo/Michael Fabiano (B. F. Pinkerton), Lucas Meachem*/Gerardo Bullón/Luis Cansino (Sharpless), Mikeldi Atxalandabaso*/Moisés Marín (Goro), Tomeu Bibiloni/Moisés Marín*/Toni Marsol (Il Principe Yamadori), Fernando Radó*/George Andguladze (Lo zio Bonzo), Marta Fontanals-Simmons (Kate Pinkerton), Andrés Mundo (Lo zio Tukusidé), Xavier Casademont (Il commissario imperiale), Inigo Martín (L’ufficiale del registro), Elena Castresana (La madre), Debora Abramowicz (La zia), Legipsy Alvarez (La cugina), Alvaro Torres*/Elías Daoudi (Dolore)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), José Luis Basso (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Nicola Luisotti (direction musicale)
Damiano Michieletto (mise en scène), Elisabetta Acella (reprise de la mise en scène), Paolo Fantin (décors), Carla Teti (costumes), Marco Filibeck (lumières)
A. Pérez (© Javier del Real/Teatro Real)
Tosca et Madame Butterfly sont des opéras où l’on retrouve une critique évidente des fléaux sociaux et politiques. Qu’est‑ce que Tosca sinon une dénonciation du Vatican comme puissance (et, par conséquent, de sa spiritualité), à une époque où le Saint‑Siège possédait son propre territoire ? Qu’est‑ce que Madame Butterfly sinon une dénonciation du trafic sexuel et prédateur d’un représentant du pouvoir qui affichait depuis quelque temps sa ferveur impérialiste ? La plaisanterie avait un sérieux sous‑jacent : Tojo aurait ordonné l’attaque de Pearl Harbour pour venger Cio‑Cio San. Il faut ajouter que le Japon savait qu’il allait perdre cette guerre (comme le démontre l’historienne japonaise Eri Hotta, dans son livre Japan 1941: Countdown to Infamy), mais la lutte pour le Pacifique paraissait inévitable. Après avoir arraché les restes de l’empire espagnol en difficulté, les Etats‑Unis se sont retrouvés avec le reste du monde. Au Japon, tout a commencé avec le débarquement dans l’empire Meiji, après le shogunat des Tokugawa. Madame Butterfly reste une métaphore, une image de la relation inégale entre deux civilisations ; la femme comme proie, le yankee comme prédateur. Il est vrai que Pinkerton ne va pas louer des services matrimoniaux à la classe supérieure, mais recherche plutôt un tiers, un entremetteur et rien de moins qu’un consul. Mais il sait dès le début qui il est et ce qu’il veut:
« Dovunque al mondo/lo Yankee vagabondo/si gode e traffica/sprezzando rischi./Affonda l’àncora/alla ventura... »
[...]
[Il trinque:] E al giorno in cui mi sposerò/con vere nozze/a una vera sposa... americana. »
Michieletto n’a donc rien inventé de spécial. Il a rhabillé et mis au jour une histoire cruelle qu’on a voulu faire passer pour une romance malheureuse. Et il faut se rappeler que cet opéra a été créé en 1904 !
Il est vrai que Cio-Cio San est une ingénue issue d’une classe plutôt populaire. Mais le cadre dans lequel nous place Michieletto est très proche de certains films de Kenji Mizoguchi comme La Rue de la honte ou la terrible Vie d’O’Haru, avec des nuances ; ce n’est donc pas un amour fou de la part d’une fille un peu bête, au bon cœur, pour un homme inaccessible, feignant le véritable amour. La tradition la plus aveugle a récupéré ce côté lénifiant : une histoire romantique. Mais Butterfly est une variante très différente de ce thème constant : l’homme riche qui séduit une pauvre femme par amour et l’abandonne pour quelqu’un de sa condition (Halka de Moniuszko, avec une multitude de suites, dont La Tempranica, une zarzuela de Gerónimo Giménez, et La Vie brève, opéra de Manuel de Falla).
Michieletto et Joan Matabosch, directeur artistique du Teatro Real, expliquent très bien cette lecture dans le programme de salle. En outre, ils se penchent sur le sort de l’enfant, le fils que Cio‑Cio San a eu après le départ de Pinkerton. L’entremetteur n’a pas seulement trafiqué la jeune Butterfly, mais à la fin, il a également trafiqué un enfant. Les Pinkerton ne sauvent pas l’enfant ; ils se l’approprient. Dans la mise en scène, il y a des moments où le fils de Cio‑Cio San est harcelé par d’autres enfants. Pourquoi ? Parce qu’il est métis, cela se voit sur sa figure. Personne n’est innocent, seulement Butterfly. Que va‑t‑elle faire sinon sauver son honneur grâce au seppuku, ce que nous appelons hara‑kiri ? Ce serait un seppuku plus douloureux que la normale, car il lui manque un kaishaku derrière le dos pour lui couper la tête en pleine douleur. En tout cas, cette production le résout avec un revolver ; moins exotique mais plus efficace, car c’est une mort immédiate, et non pas longue avec des douleurs insupportables.
Michieletto a changé l’icône traditionnelle. Heureusement, car l’icône de cet opéra est embourbée dans le mensonge depuis plus d’un siècle. On se sentait toujours mal à l’aise face à ces Butterfly. Les choses ne correspondaient pas, il n’y avait pas de cohérence. Le méchant était Pinkerton, mais c’était tout. Il était le vilain, mais on l’a toujours compris, même en le condamnant. Et elle est un peu bête, un peu débile, et aussi assez mièvre, à l’eau de rose.
Saioa Hernández était souffrante, et Ailyn Pérez, appartenant à la deuxième distribution, a chanté une Cio‑Cio San émouvante et parfois insurpassable : achèvement dramatique, diminuendi bien mesurés, filati raffinés, échelle dynamique dans l’expression des affects... Cette soprano mexicaine est dans une période magnifique, elle est une puccinienne avérée : Tosca, Magda (La rondine), Mimi... et cette Cio‑Cio San émouvante. Les commentaires ont été unanimes, ou presque : la deuxième distribution était au même niveau de la première.
Pinkerton n’est pas un co-protagoniste, mais un antagoniste déguisé ; Matthew Polenzani a une voix puissante, bien déployé pour ce personnage spécialement antipathique dans une production comme celle‑ci. En revanche, Suzuki est un deutéragoniste, la servante qui sait bien ce qu’il va se passer ; elle n’est pas une diseuse de bonne aventure, mais elle a une sagesse qui vient de la terre et se méfie des cieux artificiels. Silvia Beltrani, voix parfois sombre, voix pénétrante, a incarné une Suzuki elle aussi touchante.
Madame Butterfly comprend de nombreux petits ensembles. La beauté pénétrante de cet opéra vient souvent de ces ensembles dans lesquels thème et harmonie se réunissent pour provoquer de petits chocs, en attendant des chocs majeurs. Nos trois protagonistes sont renforcés dans cette combinaison par les voix compétentes, voire le haut niveau artistique que possèdent certains d’entre eux. Formidables Lucas Meachem (Sharpless, le consul un peu entremetteur) ; Mikeldi Atxalandabaso (Goro, le vrai entremetteur) ; Tomeu Bibiloni (le prince Yamadori), et tout le reste de la famille, des voisins et des curieux. Avec un enfant qui a une présence importante pendant le développement de l’action dramatique : Alvaro Torres, le soir de cette représentation, mais aussi Elías Daoudi.
Et l’orchestre ? L’orchestre est un instrument virtuose, spécialement sous la baguette de Nicola Luisotti, créant depuis la fosse une atmosphère qui enveloppait magiquement l’histoire un peu trop noire de ce couple et cette société douteuse, au‑delà du simple constat de l’ignorance entre l’Orient et l’Occident. Un drame, une tragédie dans la mesure où l’héroïne est aveuglée et, donc, mise à mort, expliqués par un orchestre dont la finesse n’empêche pas la force progressive des situations. L’orchestre de Luisotti enveloppe et donne du sens à toute l’histoire, toutes les situations, ce voyage d’amour, de mensonges et de mort.
Toutes les représentation sont dédiées à la mémoire de Victoria de Los Angeles, insurpassable Cio‑Cio San historique, dont on a célébré le centenaire (elle est née en novembre 1923).
Santiago Martín Bermúdez
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