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Panoramas américains Paris Théâtre des Bouffes du Nord 05/06/2024 - Meredith Monk : Ellis Island [1] – Folkdance [1, 2]
Philip Glass : Four Movements for Two Pianos [2, 4]
Nico Muhly : Fast Patterns [3, 4]
Christopher Cerrone : The Arching Path (version pour deux pianos) [2, 3, 4]
Bryce Dessner : El Chan (version pour deux pianos) [2, 4]
Edgard Varèse : Amériques (version pour quatre pianistes) David Kadouch [1], Wilhem Latchoumia [2], David Violi [3], Vanessa Wagner [4] (piano)
W. Latchoumia, D. Violi, V. Wagner, D. Kadouch (© Stéphane Guy)
C’est à un concert fort original que La Belle Saison, créée en 2013 à l’initiative du Théâtre des Bouffes du Nord à Paris, a organisé autour de six compositeurs américains grâce au talent et l’engagement de quatre pianistes passionnés par la création musicale récente d’outre‑Atlantique.
Sur la scène, deux immenses pianos noirs tête‑bêche se détachent sur un fond rouge comme dans la dernière toile de Nicolas de Staël, Le Concert. Pendant que le public entre, David Kadouch commence, avant l’heure, d’interpréter Ellis Island (1981) de Meredith Monk (née en 1942), tour à tour danseuse, performeuse, chanteuse, réalisatrice et compositrice, très en vogue dans les milieux intellectuels américains. La pièce, inspirée par le point d’arrivée des migrants aux Etats‑Unis et jouée très pianissimo, n’empêche pas le public de s’installer comme d’habitude dans un brouhaha tout à fait normal. Seule l’extinction des lumières finira par faire taire les bavards et permettre de l’entendre, aussi pauvre que répétitive, sans début ni fin, un brin insipide et décorative.
Les Quatre mouvements pour deux pianos sont autrement plus ambitieux et complexes. Vanessa Wagner et Wilhem Latchoumia s’en emparent avec une énergie communicative grâce à une coordination parfaite. Le deuxième mouvement hésite entre rêve et danse et, à un moment, fait songer à du Milhaud, le troisième marque un retour à des rythmes auxquels il est difficile de résister et le quatrième aux tonalités parfois mystiques ne manque pas de force, le discours étant toujours d’une grande clarté. La complicité des deux artistes, qui ont enregistré l’œuvre pour La Dolce Volta (voir ici) et qui la connaissent bien, est évidente. L’œuvre ne se raconte pas ; c’est du pur Glass : aussi vide que fascinante. Ni minimaliste ni répétitive à vrai dire.
Pour les Motifs rapides (2016) de Nico Muhly (né en 1981), Vanessa Wagner poursuit avec David Violi, celui‑ci étant surtout concentré sur les aigus de son piano. Une pluie de trilles et d’arpèges déferle dans un festival de couleurs sans brutalité aucune. Il y a du psychédélique sonore dans cette musique qu’on devrait programmer plus souvent.
David Kadouch interprète ensuite avec Wilhem Latchoumia la Danse populaire (1996) de Meredith Monk, pièce qui fait appel cette fois aux claquements de main et à des thèmes folkloriques entre Bartók et jazz jubilatoire.
Le Chemin arqué (2016) de Christopher Cerrone (né en 1984) est une belle découverte. Vanessa Wagner répète maintes fois la même note aiguë au début avant que la rejoigne David Violi dans des pages très contrastées, presque douloureuses, où ce dernier intervient directement sur la caisse de résonnance ou les cordes de son piano tandis que Wilhem Latchoumia vient épauler Vanessa Wagner pour donner des couleurs métalliques à sa production sonore. Une sorte de jeu de cloches si ce n’est de cymbales indiennes vient colorer la fin de la pièce, comme pour rappeler son début, à l’issue d’une forme inspirée par celle des ponts.
El Chan (2016) d’un touche‑à‑tout de génie venant du monde de la guitare et du rock, Bryce Dessner (né en 1976) est ensuite interprété par Vanessa Wagner et Wilhem Latchoumia. L’œuvre lorgne maintenant plutôt du côté de la pop et des synthétiseurs. On traverse des espaces raréfiés avant un final faisant appel à la virtuosité impressionnante des pianistes, comme au début. On regrette simplement des levées de pédale quelque peu brutales et disgracieuses.
Et arrive la curiosité de la soirée : la version pour huit mains (qui peut être jouée sur deux ou quatre pianos) d’Amériques (1921) d’Edgard Varèse (1883‑1965). Vanessa Wagner, pianiste décidément singulière, raconte préalablement que Pierre‑Emile Barbier l’avait poussée il y a dix ans à jouer cette réduction incroyable réalisée par Varèse lui‑même – la célèbre partition pour orchestre exige cent cinquante‑cinq musiciens –, et elle remercie La Belle Saison de lui avoir permis de la révéler à nouveau avec ses compères. Le voyage mérite en effet le détour. On ne reconnaît pas bien tout d’abord cette œuvre géniale, pantagruélique. Puis, après l’avoir décelée, il faut tenter de l’oublier : c’est autre chose. Mais ce qui reste, c’est encore sa rage, son foisonnement, sa puissance tellurique. Sous les doigts de ces artistes remarquables, c’est un vrai rouleau compresseur qui avance. Pour ne pas perdre le fil, il arrive que Wilhem Latchoumia et David Kadouch battent la mesure de leur bras libre, quelques secondes. C’est qu’il y a du travail de sculpture : les pianistes creusent les claviers de façon inouïe, parfois en croisant les bras, devant quatre partitions. C’est absolument impressionnant.
Un concert qui fera date.
Stéphane Guy
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