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Leningrad en feu

Paris
Philharmonie
03/13/2024 -  et 12 mars 2024 (Toulouse)
Dimitri Chostakovitch : Symphonie n° 7 en ut majeur « Leningrad », opus 60
Orchestre national du Capitole de Toulouse, Tugan Sokhiev (direction)


T. Sokhiev (© Patrice Nin)


L’Orchestre national du Capitole de Toulouse est très populaire à Paris, en témoignent une nouvelle fois ce soir une affluence des grands soirs à la Philharmonie de Paris et un accueil très chaleureux à l’entrée de Tugan Sokhiev sur scène, lui aussi très apprécié du public parisien. Au programme, la Septième Symphonie dite « Leningrad » de Dimitri Chostakovitch composée et créée pendant la guerre (elle fut diffusée par haut‑parleurs durant le siège de Leningrad) et dont le compositeur disait qu’elle était un peu comme un requiem. Il est vrai que la mort, la guerre contre le nazisme et les années sombres du stalinisme rôdent tout au long de cette symphonie. C’est une œuvre fleuve par sa durée et qui exige un très grand orchestre comprenant notamment quatre clarinettes, six trompettes et trombones ainsi que huit percussionnistes, dont trois caisses claires. Et ce soir, Tugan Sokhiev a opté pour la présence de dix contrebasses. Pour une pièce de cette envergure, il faut des interprètes hors pair et, disons‑le d’emblée, ce fut une fascinante et puissante interprétation qu’ont livré ce soir ces musiciens exceptionnels en véritable état de transe sous la direction incandescente de Tugan Sokhiev.


Le fil conducteur de cette interprétation fut sans aucun doute une tension de chaque seconde sans aucun relâchement. Dès les premières mesures du premier mouvement (initialement sous‑titré « Guerre »), cette tension est insufflée aux cordes par Tugan Sokhiev. Le velouté, l’intensité du jeu, les échanges entre cordes aiguës et graves (on ne sait parfois plus qui joue) génèrent une ambiance grave. Place ensuite à cette si célèbre marche débutant à la caisse claire (remarquable de bout en bout) comme venant de nulle part et croissant dans un fascinant crescendo mené pendant plus de dix minutes avec une incroyable maestria. Sokhiev va puiser à mains nues dans l’énergie sans limite de son orchestre avec de beaux gestes à destination des différents pupitres. Tel un artisan, il sculpte le son, le modèle, le malaxe comme le compositeur le fait lui‑même en distordant successivement les différents thèmes. Ce qui pourrait devenir confus reste toujours d’une parfaite lisibilité laissant entendre bois, cuivres et percussions malgré des cordes puissantes et à l’unisson parfait. Tous les musiciens semblent jouer comme si leur vie en dépendait et les superbes contrebasses vrombissent à l’unisson de l’orchestre dans un fortissimo chaque seconde plus puissant et qui frise avec le démoniaque. Avouons‑le, on sort chancelant et le cœur haletant à l’issue de ce premier mouvement.


Le début du deuxième mouvement (on dirait presque un scherzo de Haydn) est un mélange d’équilibre et d’élégance avant que le solo de hautbois (magnifique Louis Séguin) ne ramène mélancolie, gravité et émotion, notamment grâce à de superbes nuances. Mais ce climat pastoral cède vite la place à une section martiale (trompettes et cors rutilants) parfaitement mise en place avec ses stridences brutales et ses ruptures rythmiques typiques du compositeur russe. Puis c’est le retour progressif au calme, notamment illustré par un solo de clarinette basse (superbe Victor Guemy), avant la disparition progressive de la musique dans un decrescendo parfaitement maîtrisé, au cours duquel les cordes chantent avec une saisissante beauté et un legato parfait jusqu’à l’évanescence totale.


Le troisième mouvement débute par un choral qui évoque le Stravinski de la Symphonie d’instruments à vent, avant de céder la place à une déploration confiée à des cordes en incandescence. Des pizzicati d’une précision chirurgicale d’abord isolés accompagnent ensuite de magnifiques bois, notamment la flûte de Sandrine Tilly, avant le retour d’un choral aux cordes puis d’un fugato qui entremêle les différents pupitres de cordes avant que des cuivres toujours précis ne prennent le dessus avec fermeté et précision. Le retour du choral des cordes annonce l’imperceptible transition avec le dernier mouvement, confiée aux graves de l’orchestre, à la clarinette basse et au contrebasson.


Le final est mené avec une progression et une énergie phénoménale. Les appels suspendus et répétés des cuivres et le retour des caisses claires rappellent si besoin, qu’il est bien question ici de terreur et de guerre. Chaque intervention soliste captive. Le passage dédié aux cordes graves est d’une beauté à couper le souffle et d’une poignante intensité. Quant à l’apothéose finale, elle permet au timbalier Jean‑Sébastien Borsarello de briller de mille feux et d’ajouter un degré supplémentaire dans l’extraordinaire tension créée sous l’impulsion de Tugan Sokhiev par un orchestre véritablement en fusion. L’accueil du public, qui a à l’évidence conscience d’avoir vécu un moment rare, est triomphal.


L’acoustique unique et désormais mature de la salle Pierre Boulez sert à merveille cette interprétation miraculeuse sans jamais de saturation sonore malgré la puissance de l’interprétation. On se demande tout de même ce qu’a pu donner un tel concert à la Halle aux grains de Toulouse. L’orchestre toulousain mérite plus que jamais un lieu à la hauteur de son talent. Le contexte n’est sans doute pas favorable mais espérons que le nouvelle équipe à la tête de cette institution parvienne à faire évoluer la municipalité et la région sur ce point. Une nouvelle salle à Toulouse permettrait aussi de faire fructifier l’immense travail de fond fait pendant quatorze ans par Tugan Sokhiev et dont ce concert était une preuve supplémentaire.


Une osmose au plus haut niveau entre les musiciens et un Tugan Sokhiev au sommet de son art, une tension permanente et une incandescence de la direction ont fait de ce concert un moment rare. Difficile à l’arrêt de la musique d’atterrir. On ne voit pas quel autre orchestre français pourrait donner une lecture aussi puissante de cette œuvre. On attend avec impatience la suite de ce qui s’annonce comme une intégrale des symphonies de Chostakovitch pour Warner Classics (les Cinquième, Huitième et Dixième sont déjà parues), la première réalisée par un orchestre français. Vivement l’enregistrement de cette « Leningrad » et ce, même si aucune prise de son ne peut rendre la puissance expressive d’un tel moment de concert. Et on espère très bientôt entendre à Paris par ces mêmes musiciens la trop rare Treizième Symphonie « Babi Yar » avec baryton et chœurs d’hommes, elle aussi plus que jamais connectée à l’actualité.



Gilles Lesur

 

 

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