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Un portrait d’Auschwitz... après Auschwitz

Madrid
Teatro Real
03/01/2024 -  et 4, 7, 10, 13, 18, 20, 24 mars 2024
Mieczyslaw Weinberg : Die Passagierien, opus 97
Amanda Majeski (Marta), Daveda Karanas (Lisa), Gyula Orendt (Tadeusz), Anna Gorbachyova-Ogilvie (Katja), Lidia Vinyes‑Curtis (Krzystyna), Marta Fontanals Simmons (Vlas), Nadezhda Karyazina (Hannah), Olivia Doray (Yvette), Helen Field (Alte), Liuba Sokolova (Bronka), Nikolai Schukoff (Walter)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), José Luis Basso (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Mirga Grazinytė‑Tyla (direction musicale)
David Pountney (mise en scène), Johan Engels (décors), Marie‑Jeanne Lecca (costumes), Fabrice Kebour (lumières)


A. Majeski, D. Karanas (© Javier del Real/Teatro Real)


On attendait cette production de La Passagère dès le début de la décennie 2010 ; il s’agissait d’une coproduction de Bregenz et du Teatro Real. Mais il a fallu attendre pour des raisons insurmontables. La réhabilitation de Mieczyslaw Weinberg (1919‑1996) est en marche depuis longtemps, mais ses opéras (Le Portrait, d’après Gogol ; L’Idiot, d’après Dostoïevski) ont dû attendre plus que ses quatuors à cordes ou ses nombreuses symphonies. En tout cas, l’œuvre de Weinberg est avant tout connu grâce à de nombreux enregistrements. Juif polonais, il fuit en Union soviétique en même temps que celle‑ci et le IIIe Reich envahissaient son pays (gouverné à l’époque par une clique toute prête à arriver à un accord complet avec Hitler). Weinberg a été toujours un musicien soviétique malaimé en URSS. Disciple et protégé de Chostakovitch, certainement, mais toujours suspect, méprisé. Gendre de l’acteur et directeur de théâtre yiddish Solomon Mikhoels, assassiné sournoisement par Staline, malgré les actes accomplis par ce héros de la guerre, son groupe d’action antifasciste, l’argent apporté grâce à ses contacts à l’étranger, Weinberg lui‑même a été emprisonné pendant la dernière purge de Staline : la purge contre les « cosmopolites », contre le médecins juifs pour finir la tâche inachevée de Hitler, anéantir tout le peuple juif.


De la poésie après Auschwitz...  ? Encore, la question d’Adorno. Et voilà, un opéra sur Auschwitz. C’est une adaptation. Un témoignage et en même temps une fiction, par Zofia Posmysz, qui a survécu à Auschwitz et est morte il y a deux ans. Un scénario pour la radio, une narration, un film extraordinaire mais inachevé d’Andrzej Munk (1961), mort accidentellement pendant le tournage. Zofia a eu au moins la joie d’assister en plusieurs occasions aux représentations de l’opéra de Weinberg. Il semble que c’est Chostakovitch qui a suggéré à Weinberg l’adaptation du récit de Zofia Posmysz.


Un paquebot, au milieu des années 1950. Une Allemande, Lisa, qui a été kapo à Auschwitz, croit reconnaître une de ses victimes, Marta. Elle voyage avec son mari, diplomate, et son passé peut menacer la carrière de l’homme. Finalement, ils parviennent à banaliser la mémoire des faits. C’est le chœur qui insiste sur la mémoire. Presque tout l’opéra consiste en cela, la mémoire et au‑delà. C’est le portrait d’Auschwitz dans un opéra, objectif artistique d’une grande difficulté. L’horreur extrême hésite à devenir une représentation dramatique et théâtrale. L’essai et le récit, qui évoquent mais ne montrent pas, ont un avantage. En contrepartie, il leur manque la force d’une telle œuvre, d’un tel spectacle. L’horreur montrée dans un film comme Le Fils de Saul (László Nemes, 2015), toujours des détails très (trop) proches, jamais des vues d’ensemble ; comme le très récent La Zone d’intérêt (Jonathan Glazer, 2023 : la belle maison de Rudolf Höss, sa vie de famille ; à côté, suggéré, jamais montré, le grand camp d’extermination, l’absent omniprésent, hors champ). Le splendide livret de Medvedev et la narration de Zofia Posmysz sont des points de départ rassurants, tous comme la musique de Weinberg, ses lignes vocales, ses deux chansons a cappella, ses ravissants intermèdes orchestraux, ses contrastes occasionnels, ceux de la ligne sinueuse de la mer face aux « plus‑que‑clusters » du Lager. C’est tout cela qui fait de cet opéra un spectacle superbe.


Mais il faut en même temps une direction comme celle de la Lituanienne Mirga Grazinytė‑Tyla, dirigeant dans la fosse un orchestre en pleine forme comme celui de Teatro Real ; tous les deux, la cheffe et l’orchestre, avec une conception dramatique et détaillée (cette pièce est riche en détails qui peuvent parfois passer inaperçus). Et avec une utilisation de l’espace, une direction d’acteurs (des actrices surtout) et un sens de l’histoire comme celui de David Pountney, soutenu par les décors de Johan Engels. Au‑dessus, le paquebot, blanc, heureux ; en bas, le passé, sombre, brun, le Lager, la torture et l’anéantissement d’un peuple, Auschwitz. Pountney a déclaré que cette division des espaces lui avait déjà été suggérée par le librettiste Medvedev.


C’est un opéra polyphonique dans la mesure où les voix solistes forment un personnage collectif, celui des femmes qui souffrent de la torture du Lager. On part des voix solistes, les prisonnières, qui chantent en plusieurs langues (sur le bateau, on chante en allemand et parfois en anglais), en raison de l’origine des déportées. Le conflit oppose deux femmes. Premièrement, la victime juive polonaise, Marta, d’une voix dramatique, voire déchirante et parfois douce, d’Amanda Majeski, tout un personnage construit par une ligne vocale changeante et riche. Ensuite, Lisa, un personnage qui remplit son devoir avec fanatisme et qui s’autorise certains détails qu’elle revendique comme humains. Malgré sa présence sur le navire et dans le Lager, c’est un personnage moins riche, bien que très présent. Il est parfaitement incarné par Daveda Karanas, une voix puissante qui peut passer de femme impérieuse à femme peureuse, mais on dirait qu’elle n’a aucun repentir. Non, elle accomplissait son devoir comme Allemande, comme femme obéissant à Hitler, c’est tout.


L’équipe féminine (voir la distribution) se situe vaillamment au niveau des deux protagonistes et décrit avec une perfection poignante la souffrance de ce chapitre de l’abominable solution finale. Une mention spéciale pour Anna Gorbachyova-Ogilvie, dans le rôle de Katja, avec son chant a cappella. Oui, c’est vrai, rien ne peut décrire ce qu’a dû être un camp d’extermination, mais cette démarche étonne, voire blesse. Il faut aussi souligner Gyula Orendt en Tadeusz, le petit ami violoniste de Marta, qui se condamne (il l’était déjà) en jouant une pièce de Bach, la vraie culture allemande, devant les geôliers, au lieu de la valse ordinaire qu’ils attendaient. Quoi qu’il en soit, l’Allemand Nikolai Schukoff défend le rôle pas très sympathique mais un peu trop éloquent de Walter, le mari de Lisa.


C’est vrai, on connaissait la vidéo de la mise en scène Pountney, mais en voyant la production live (et dans des conditions artistiques telles que celles‑ci), cela dépasse de loin ce qu’on pensait savoir. L’unanimité s’est faite dans la critique et dans l’opinion : la grande surprise a été la direction musicale de la jeune et très mature Mirga Grazinytė‑Tyla, conservant durant toute la tragédie une grande vigueur et un sens dramatique constant.


Un des moments les plus remarquables parmi les productions du Teatro Real de ces dernières années.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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