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Aux anges avec le troisième opéra de Thomas Adès

Paris
Opéra Bastille
02/29/2024 -  et 3, 6, 9, 13, 17, 23 mars 2024
Thomas Adès : The Exterminating Angel
Jacquelyn Stucker (Lucia de Nobile), Gloria Tronel (Leticia Meynar), Hilary Summers (Leonora Palma), Claudia Boyle (Silvia de Avila), Christine Rice (Blanca Delgado), Amina Edris (Beatriz), Nicky Spence (Edmundo de Nobile), Frédéric Antoun (Comte Raúl Yebenes), Jarrett Ott (Colonel Alvaro Gómez), Anthony Roth Costanzo (Francisco de Avila), Filipe Manu (Eduardo), Philippe Sly (Senor Russell), Paul Gay (Alberto Roc), Clive Bailey (Doctor Carlos Conde), Thomas Faulkner (Julio), Ilanah Lobel‑Torres (Meni), Julien Henric (Lucas), Nicholas Jones (Enrique), Andres Cascante (Pablo), Bethany Horak‑Hallett (Camila), Régis Mengus (Père Samson), Soliste de la Maîtrise des Hauts‑de‑Seine (Yoli)
Chœurs de l’Opéra national de Paris, Ching‑Lien Wu (cheffe des chœurs), Orchestre de l’Opéra national de Paris, Thomas Adès*/Robert Houssart (direction musicale)
Calixto Bieito (mise en scène), Anna-Sofia Kirsch (décors), Ingo Krügler (costumes), Reinhard Traub (lumières), Bettina Auer (dramaturgie)


(© Agathe Poupeney/Opéra national de Paris)


Rare exemple d’opéra inspiré du septième art, L’Ange exterminateur (2016), donné en création française, reprend l’intrigue du film éponyme de Luis Bunuel (1962) : Edmundo et Lucia de Nobile reçoivent dans leur luxueuse demeure de Mexico après une représentation de Lucia di Lammermoor. Quelques faits bizarres se produisent alors : des domestiques quittent leur poste sans explication, une impression de déjà‑vu gagne l’assistance. Au moment de partir, un phénomène inexpliqué interdit aux invités de quitter les lieux. Ces derniers finissent par dormir sur place. Mais le lendemain matin, il leur est toujours impossible de sortir.


Thomas Adès (né en 1971) a trouvé dans le scénario de Bunuel matière à un authentique opéra, avec ces alternances de situations tragique et cocasse, d’ensembles et de solos, de perspectives heureuses et de désolation. La muse du Britannique est un vrai sac à malices d’où sortent trompettes de mariachis (allusion au Mexique), suites de danses (valse, gigue), nombreuses citations (Berlioz, Bach, Johann Strauss...), abondance de pédales et d’ostinatos qui visent à engourdir le mouvement à mesure que l’étau se resserre autour des personnages. La tonalité découle plus des processus harmoniques qu’elle ne s’impose comme un préalable à la composition (*). Last but not least, une place de choix est réservée aux ondes Martenot (personnification de l’Ange exterminateur), dont les timbres mystérieux s’accordent à merveille au sujet – la sonorisation nous a semblé des plus optimales. Pour sa troisième œuvre lyrique, Adès n’a pas lésiné sur la bravoure des parties vocales, hérissées d’intervalles disjoints dans les moments dramatiques, mais aussi de galbes raffinés dans les moments élégiaques. Le chœur, invisible, sourd comme une émanation.


Une vaste salle de réception très haute de plafond accueillera deux heures durant ce joli monde. Les lumières de Reinhard Traub se réfractent sur les murs d’une blancheur uniforme. Aucune échappatoire possible – les amoureux Beatriz/Eduardo n’auront même pas droit à une alcôve pour batifoler. De quoi permettre à Calixto Bieito de disséquer avec un soin de prosecteur la déchéance de cette bourgeoisie en perdition. Les uns trouveront qu’il en fait trop, les autres pas assez ; l’Espagnol a trouvé selon nous le juste équilibre sur la bascule progressive du cocktail au cauchemar. Les postures tour à tour figées et convulsées de la valetaille et des protagonistes permettent de varier l’attention et de conjurer l’uniformité d’un décor unique. Parmi les moments forts, on retiendra la cantatrice Letitica hissée sur une table à l’image du corpus Christi en procession dans les rues de Séville, les contorsions du souffreteux Francisco humilié par le colonel, la quête collégiale d’une source d’eau fraîche à coups de trique, ou les gestes obscènes des uns et des autres progressivement gagnés par la folie et la décrépitude.


Si quinze des vingt‑deux solistes sont présents presque en permanence sur scène, les rôles féminins dominent : voix somptueuse, par la densité des graves et la mobilité de la ligne, le contralto Hilary Summers incarne une Leonora sujette à de soudains accès de paranoïa comme à de sombres méditations hantées de souvenirs wagnériens. Il appartient à la cantatrice Gloria Tronel, à laquelle incombe l’unique vocalise de la partition, de rompre le sortilège dans son air final qui se souvient des sons filés de Lucia qu’elle vient d’incarner à l’opéra. Plus émaciés et agressifs apparaissent les coloratures de Claudia Boyle (Silvia) : de notes, elle ne connaît que les « contre- ». On retiendra ses délicats pianissimos dans la berceuse macabre. Les moments de stase, plus lyriques, mettent en valeurs le cantabile des interprètes : Christine Rice (rêve de Blanca) en duo avec les ondes Martenot qui imitent le chant des mouettes ; berceuses voluptueuses – îlots de tonalité – réservées aux amants Eduardo et Beatriz (touchants Filipe Manu et Amina Edris), enfouis dans l’espace indécis du rêve.


Clive Bailey a l’honnêteté rassurante qu’il faut en docteur Carlos Conde ; quant aux rôles du pleutre colonel Alvaro Gómez et du félon comte Raúl Yebenes, ils tombent sans un pli sur Jarrett Ott et Frédéric Antoun. A ces tessitures viriles s’oppose la voix du contre‑ténor Anthony Roth Costanzo – seul personnage masculin doté d’airs – alliant incarnation et délicatesse du chant.


L’Orchestre de l’Opéra national de Paris donne le meilleur de lui‑même dans une partition qui s’entend à le faire étinceler, notamment lors des spectaculaires interludes : de la marche en crescendo-decrescendo fondée sur des rythmes surpointés avec tambours en coulisse du premier acte, à la scène cinq du troisième Acte où se fait entendre le timbre acidulé de huit 1/32e de violons. Dans la fosse, le compositeur est littéralement habité par son œuvre. Sa gestique semble même davantage dictée par ce qu’il entend intérieurement que par la partition qu’il a sous les yeux... régulièrement peaufinée depuis la création salzbourgeoise.


Il faut dire qu’Adès fusionne ici, dans le plein soleil de son génie, la haute société dépravée de Powder Her Face (1995) et les sortilèges shakespeariens de The Tempest (2004) avec un sens du théâtre dont peu de compositeurs contemporains peuvent se prévaloir. Si la postérité n’est pas exacte au rendez‑vous que nous lui donnons, au moins l’ovation du public témoignera‑t‑elle de préférences qui ne sont pas seulement les nôtres.


(*) Cf. la remarquable analyse d’Hélène Cao dans le dernier numéro de L’Avant‑Scène Opéra consacré à L’Ange exterminateur.



Jérémie Bigorie

 

 

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