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Dernier festin avant mise au régime ? Strasbourg Palais de la Musique 02/09/2024 - et 12 (Bristol), 13 (London), 14 (Basingstoke), 15 (Birmingham), 16 (Cardiff) février 2024 Hector Berlioz : Le Carnaval romain, opus 9
Serge Rachmaninov : Concerto pour piano n° 2 en do mineur, opus 18
César Franck : Le Chasseur maudit
Maurice Ravel : Ma mère l’Oye – La Valse
Nikolaï Lugansky (piano)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction) M. Letonja (© David Amiot)
Les neuf années du mandat de directeur musical de Marko Letonja à la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg nous laissent beaucoup de souvenirs marquants : à tous égards une période faste, qui s’est malheureusement terminée trop discrètement, annihilée sous l’étouffoir de la pandémie, alors qu’elle aurait dû s’achever en apothéose.
Cette quintessence d’années de travail qui ont amené progressivement l’orchestre à un incontestable niveau d’excellence, celui de l’une des toutes meilleurs formations françaises, on l’obtient en fait maintenant, à retardement, à chaque fois que Marko Letonja revient diriger à Strasbourg. En tant que chef invité cette fois, mais avec une emprise à nouveau si immédiatement puissante que les rouages de l’orchestre se remettent instantanément à tourner avec la même réactivité et le même confort qu’autrefois. Un résultat inespéré et même saisissant, que ce concert où certes tout n’est pas réussi au même niveau d’inspiration, mais où, et là c’est vraiment indiscutable, un véritable meneur est à l’œuvre, capable de stimuler ses musiciens sans relâche, d’un bout à l’autre d’un programme très riche. Une soirée dont on sort content, repu, continuellement nourri de sonorités et d’effets tantôt spectaculaires tantôt poétiques, bref une très belle soirée d’orchestre !
Menu essentiellement français, en prélude à une tournée au Royaume‑Uni où bien sûr il reste important de représenter en priorité notre répertoire national. Cette musique n’est pas forcément, cela dit, celle où Marko Letonja excelle avec le plus d’évidence. Le concert s’ouvre avec un Carnaval romain de Berlioz bien construit, dont l’exubérance contrôlée semble manquer un peu de folie méditerranéenne. Mais mieux vaut sans doute nous laisser admirer l’inépuisable charme mélodique de cette musique, plutôt que de tout bousculer, au risque d’un grand débraillé. Ici tout est beau, vif, coloré, en place, avec un sens de la fresque qui nous suffit largement. On apprécie aussi beaucoup la tenue du Chasseur maudit de César Franck, en particulier du côté d’un pupitre de cors mis à rude épreuve et qui se tire de l’embûche avec un réel panache. Là, une des difficultés est d’essayer de rendre plus transparente une orchestration souvent lourde, et on n’est pas certain que Marko Letonja y parvienne vraiment, mais la tâche est difficile. En tout cas cette grande et fracassante ballade romantique produit un bel effet, même si ici ou là une certaine saturation peut menacer.
Ma mère l’Oye de Ravel est sans doute le moment le plus réussi de cette anthologie symphonique française, avec un réel sens de la miniature mais aussi beaucoup d’émotion et de sensibilité, dans « Les Entretiens de la Belle et de la Bête », et surtout dans un « Jardin féerique » qui nous ouvre vraiment les portes du rêve, avec son crescendo final idéalement construit. La Valse, ensuite, peut paraître plus discutable, prise au piège d’une certaine emphase, comme l’évocation d’une Vienne tourbillonnant certes sur un volcan, mais au ralenti. A certains égards une interprétation passionnante, par son poids, ses couleurs sombres, voire ses effets d’empâtement sonore (les grondements du contrebasson !), mais qui nous fait davantage penser aux fantasmagories straussiennes qu’à la sauvagerie ravélienne. Inutile de chercher ici l’ambiance électrique et convulsive entretenue naguère dans cette musique par un Charles Munch, mais on peut aussi envisager ce cauchemar symphonique autrement. Simplement, l’effondrement final, aussi spectaculaire soit‑il, paraît survenir trop brutalement, insuffisamment préparé par des péripéties antérieures manquant d’une certaine tension.
Que vient faire Rachmaninov au milieu d’un tel programme ? Rien de cohérent, mais peu importe. Il faut aussi un soliste prestigieux pour assurer le succès d’une tournée à l’étranger, et un Deuxième Concerto de Rachmaninov sera assurément vendeur partout, surtout quand c’est Nikolaï Lugansky qui en tient la partie soliste. Ici, l’un des premiers objectifs, c’est de ne pas se laisser couvrir par la masse orchestrale, et Lugansky y parvient avec des méthodes sans réplique : une puissance de frappe véritablement phénoménale, surtout dans un registre grave qui paraît sonner aux limites des capacités de résistance de l’instrument, mais aussi une constante clarté d’articulation. Aucun détail ne passe inaperçu, ce qui n’amoindrit pas du tout une conception dans l’ensemble spectaculaire, d’un lyrisme jamais vulgaire mais jamais bridé non plus. En fait, du très grand art ! On ressent constamment ici une connaissance encyclopédique du sujet, qui porte aussi ses fruits dans l’ondoyant Prélude (Cinquième de l’Opus 32) donné en bis, phrasé avec autant de maestria technique que de sens de la narration.
Deux bis d’orchestre, là aussi un avant‑goût de tournée : une « Sicilienne » de Pelléas et Mélisande de Fauré qui souffre d’être donnée dans l’effectif monstre de La Valse juste précédente, avec des équilibres faussés, et une « Farandole » de L’Arlésienne de Bizet où cette même pléthore, actionnée par Marko Letonja avec une puissance phénoménale, fait en revanche beaucoup d’effet.
Encore quelques salves d’applaudissements nourris, et puis Marko Letonja se tourne vers le public : « Ça vous a plu ? Alors dites‑le... », invitation à lire et à réagir au tract distribué par les musiciens à l’issue de la soirée. L’Orchestre philharmonique de Strasbourg est en effet confronté en ce moment à une véritable crise, non pas artistique, la qualité de ce seul concert suffirait à le prouver, mais financière, avec des contraintes budgétaires qui se multiplient. Certaines sont conjoncturelles, mais d’autres sont la conséquence directe d’une notable baisse de la subvention accordée par la Ville de Strasbourg. Une municipalité à majorité écologiste qui a manifestement aujourd’hui d’autres priorités qu’une culture cataloguée comme élitaire (un cliché qui a la vie dure : 80 000 personnes ont assisté en 2022 à au moins un des concerts de l’orchestre, on est donc loin d’un public de présumés happy fews). Avec pour conséquence une nette diminution des concerts en nombre (celui de ce soir, complet jusqu’au dernier fauteuil et pour lequel on a refusé du monde, aurait évidemment été joué deux fois il y a encore peu d’années) et une qualité artistique menacée. Car il est évident qu’un orchestre est une mécanique de précision qui se dégrade vite si elle fonctionne moins souvent, et a fortiori avec des musiciens précarisés ou moins motivés : recrutements stoppés, contrats non renouvelés, programmation de chefs et de solistes moins coûteux mais aussi moins attractifs, etc.
Or, cela, les édiles d’une municipalité, quelle que soit d’ailleurs sa couleur politique, en ont‑ils vraiment cure ? Et quand de surcroît cette indifférence se combine avec une notable incurie budgétaire, ces temps‑ci plus que vigoureusement dénoncée par l’opposition strasbourgeoise, une catastrophe à court terme n’est pas impossible. Le drame vécu en ce moment par le prestigieux CBSO, Orchestre de Birmingham complètement « lâché » par sa municipalité, déclarée elle‑même officiellement en faillite, paraît de bien mauvais augure. Sans doute un signe alarmant parmi beaucoup d’autres.
Et pourtant notre culture est aujourd’hui bien plus qu’un bien de consommation : c’est un bastion de résistance contre la barbarie croissante de notre temps, et qu’il nous faut défendre collectivement. Or ce noble combat, pour des valeurs humaines essentielles, nos responsables politiques en ont-ils simplement conscience ?
Laurent Barthel
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