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Cortèges disloqués Paris Philharmonie 06/08/2023 - et 9 juin 2023 Sasha J. Blondeau : Cortèges (création)
Edgard Varèse : Density 21.5 – Amériques Vicens Prats (flûte)
Sasha J. Blondeau, Serge Lemouton (réalisation informatique musicale Ircam), Orchestre de Paris, Alain Altinoglu (direction)
François Chaignaud (chorégraphie, danse, chant)
S. J. Blondeau (© Sasha J. Blondeau)
Cortèges, pour chanteur-danseur, grand orchestre et électronique, est une œuvre tricéphale : l’écrivaine Hélène Giannecchini, le chanteur-danseur François Chaignaud et le compositeur Sasha J. Blondeau n’ont eu de cesse, au cours du processus de création, de collaborer, quitte à modifier sensiblement leurs contributions selon les suggestions des uns et des autres. Bien que les manifestations consécutives à la réforme des retraites soient dans tous les esprits, le livret écarte toute référence explicite à un événement particulier pour gagner en universalité. « Rage et joie » mêlées propulsent vers l’avant une voix isolée, qui pourrait être celle d’une conscience individuelle dont les aspirations s’accordent progressivement à la multitude qui l’entoure. François Chaignaud, seul en scène et vêtu de noir, n’a pas la voix (même amplifiée) d’un tribunitien, et son élocution a parfois tendance à court‑circuiter le propos. La seconde partie s’avère plus convaincante (que n’a‑t‑on enregistré le texte au préalable pour l’intégrer à la partie électronique !) : elle débute sur une cadence chorégraphique à la gestuelle éprise de liberté où l’artiste, dans ce qui semble une improvisation, prend enfin possession de l’espace.
L’estrade du chef occupe le centre de la scène tandis que l’orchestre se voit réparti en trois grands blocs. Il faut y déceler la volonté de conjurer le rapport frontal avec le public (un Philippe Manoury a fait montre récemment des mêmes préoccupations), à quoi s’ajoute une partie électronique dont Blondeau possède une grande maîtrise, épaulé par Luca Bagnoli pour la diffusion sonore spatialisée. Parmi les moments mémorables, on retiendra la réactivité mimétique de l’orchestre et de l’électronique aux claquements d’ongles de Chaignaud, des figures en arpèges aux cordes façon Philip Glass, et l’orchestration scintillante (harpe cristalline, cordes en pizz) qui accompagne l’euphorie finale. Les trente‑cinq minutes de cette création laissent toutefois un sentiment d’inabouti, les apports respectifs des trois collaborateurs n’ayant pu fusionner en un tout cohérent ; les cortèges se disloquent...
Après Densité 21.5 (1936) tout en frémissement et émotion (bravo au flûtiste Vicens Prats !), place au tellurique Amériques (version révisée de 1929), dont Alain Altinoglu et ses forces parisiennes donnent une interprétation de très haute volée. La cohésion des cordes, l’équilibre entre les pupitres, l’alchimie des timbres, la sédimentation des textures, le contrôle des dynamiques offrent une rare lisibilité de la partition à l’effectif profus. S’il ne peut éviter la sensation de morcellement due à la juxtaposition d’épisodes variés et contrastés, le chef sait pouvoir compter sur une phalange disciplinée et réactive. Mieux : Altinoglu aborde Varèse comme Colin Davis abordait Berlioz (rappelons que Varèse dirigea la Grande Messe des morts à New York en 1917) : avec un respect absolu de la partition. Ainsi des nuances forte, dont la valeur et l’effet sont en raison directe des pianissimi requis ailleurs. Tant il est vrai que nous ne sentons l’âpreté d’une chose que dans le velouté d’une autre. Libre à chacun de préférer Amériques joué de manière plus sauvage (de même que, pour reprendre l’exemple berliozien, on est autorisé à goûter la passion parfois débraillée qu’y mettait un Charles Munch), mais on ne saurait faire preuve de plus d’intégrité. Faut‑il préciser que la Grande Salle Pierre Boulez de la Philharmonie offre une acoustique idéale à ce type de pièce ?
Jérémie Bigorie
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