Back
L’opéra de Paderewski révélé Nancy Opéra national de Lorraine 05/09/2023 - et 12*, 14, 16 mai 2023 Ignacy Jan Paderewski : Manru Janis Kelly (Hedwig), Gemma Summerfield (Ulana), Thomas Blondelle (Manru), Gyula Nagy (Urok), Lucie Peyramaure (Asa), Tomasz Kumięga (Oros), Halidou Nombre (Jagu), Heera Bae, Jue Zhang (Jeunes paysannes), Yongwoo Jung, Jue Zhang (Voix des montagnes), Artur Banaszkiewicz (violoniste)
Chœur d’enfants du Conservatoire régional du Grand Nancy, Vincent Tricarri (préparation vocale), Chœur de l’Opéra national de Lorraine, Guillaume Fauchère (chef de chœur), Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, Marta Gardolinska (direction musicale)
Katharina Kastening (mise en scène), Gideon Davey (scénographie, costumes), Nathalie Perrier (lumières), David Laera (chorégraphie), Boris Kehrmann (dramaturgie)
(© Jean-Louis Fernandez)
Qu’est-ce qui a pu pousser Ignace Paderewski (1860‑1940), l’un des pianistes les plus fêtés de son temps, à s’atteler à la composition d’un opéra ? L’auteur du célèbre Menuet confesse : « Aussi longtemps qu’il y aura de la musique, aussi longtemps qu’il y aura des poètes, aussi longtemps qu’il y aura des génies, on mariera les mots à la musique ». Il travaille à la partition de Manru entre 1893, année du Caprice bohémien de Rachmaninov (Aleko, d’après Les Tsiganes de Pouchkine, date de 1892), et 1901, année du Rusalka de Dvorák. Du premier, il perpétue le folklore imaginaire, au charme Mitteleuropa ; du second, il partage la veine mélodique généreuse et l’orchestration brillante. Mais Wagner est peut‑être le premier nom qui vient à l’esprit en raison du réseau adroitement conduit des leitmotive. Il n’est pas jusqu’à l’enclume et les alliages cuivrés (pour ne rien dire du philtre d’amour) qui, par l’industrie d’une inspiration sous influence, ne renvoient à l’art du mage de Bayreuth. Manifestement doué pour le lyrique, Paderewski ne devait jamais poursuivre dans cette voie. Et Manru de rester sans descendance.
Le livret d’Alfred Nossig dépeint les rapports conflictuels entre les paysans d’un village des Tatras et une communauté tzigane dont le mode de vie marginal suscite haine et intolérance. Rebelle à sa famille, Ulana vit un amour impossible avec Manru, tzigane au caractère torturé, pris en tenaille entre le destin nomade que lui dicte son clan et ses sentiments sincères pour la jeune femme. L’histoire, qui tient autant de Roméo et Juliette que de Carmen (Manru est parfois qualifié de « Carmen polonais »), se soldera par un suicide (Ulana se donne la mort), un meurtre (Urok tue Manru) et un orphelin (fruit des amours du couple illégitime). Le mot de la fin pourrait être celui d’Arkel : « c’est au tour de la pauvre petite ».
Il s’agit de la première scénique en France et en langue allemande, comme ce fut le cas lors de la création dresdoise de 1901, laquelle rencontra un succès notable, sanctionné par plusieurs reprises (notamment au Met) – succès que la postérité n’entérinera pas. Manru bénéficie pourtant d’un livret original et bien ficelé, sur quoi le Polonais imagina une musique certes sous emprise, mais où le tragique et le pittoresque fusionnent habilement.
Katharina Kastening et son équipe ont fait le choix de la lisibilité, avec une touche d’actualisation perceptible à travers les costumes contemporains. Si la paroi en verre qui segmente l’espace scénique est une option convaincante quand il s’agit d’opposer les deux communautés, elle se révèle prosaïque lors des moments intimes par son manque d’esthétisme. Du moins la metteuse en scène nous épargne‑t‑elle les vidéos intrusives comme les lectures militantes et hors sujet. Quant aux graffitis xénophobes gribouillés sur la maisonnette de Manru, l’actualité, hélas, en fournit des exemples tous les jours...
Directrice musicale de l’Opéra de Lorraine, Marta Gardolinska était toute désignée pour accomplir cette réhabilitation. Quelques défauts de synchronisation dans les ensembles du premier acte ne doucheront pas notre enthousiasme devant une direction militante qui anime son monde mais sait aussi créer les conditions de la poésie. Engageante avec les échappées solistes – à commencer par un violon solo appassionato en diable et un cymbalum très actif au dernier acte –, cajoleuse avec les contrechants, sa direction fait mousser les timbres lors du (tristanesque) duo effusif du deuxième acte.
Ce n’est pas aux scènes de foules que l’allemand, disons‑le, colle le mieux : l’oreille réclame une langue slave dans ces chœurs joyeux où passe le souvenir de Moniuszko. Il se coule en revanche naturellement dans la déclamation souple – teintée d’inflexions italianisantes quand la passion s’en mêle – adoptée par Paderewski pour ses solistes.
Les chœurs maison et les enfants du Conservatoire régional du Grand Nancy sont parfaitement en situation. Dans le rôle‑titre, Thomas Blondelle se donne d’emblée à entendre pour ce qu’il est : un frère d’infortune des héros wagnériens (Tannhäuser, le Hollandais, Siegfried), appelé à poursuivre son destin vers d’autres rives. La liberté et la sincérité de ton que confèrent les moyens du rôle ne lui font pas défaut. Gemma Summerfield a vite rassuré après quelques répliques à la voix trémmulante. Ses aigus radieux et sa justesse de phrasé portent l’émotion. Janis Kelly, jouant la carte de l’autorité cassante, négocie habilement ses propres difficultés à soutenir la tension des passages dramatiques. Côté Tziganes, Asa réussit bien au soprano volontaire de Lucie Peyramaure, et le baryton Thomas Kumięga possède l’autorité et l’intransigeance requises en Oros. Gyula Nagy tire son épingle du jeu dans le rôle du fantasque Urok, tantôt bienveillant, tantôt conspirateur, alternant postures machistes (torse bombé, gestes menaçants) et efféminées (mains sur les hanches, poignet cassé). Quand d’autres expérimenteraient une vocalité débraillée, il nous gratifie d’un chant subtil, où son timbre chaud parvient à rendre le personnage attachant.
Après Aleko et Francesca da Rimini de Rachmaninov en 2015, l’Opéra de Nancy poursuit avec sa succès ses découvertes d’œuvres lyriques conçues à la jointure des XIXe et XXe siècles. En coproduisant Manru avec le théâtre de Halle, Matthieu Dussouillez, son directeur, aura même eu un sacré flair !
Jérémie Bigorie
|