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L’intimité d’un Tristan d’exception

Madrid
Teatro Real
04/25/2023 -  et 29*  avril, 3, 6 mai 2023
Richard Wagner : Tristan und Isolde
Catherine Foster (Isolde), Andreas Schager (Tristan), Franz‑Josef Selig (Marke), Ekaterina Gubanova (Brangäne), Thomas J. Mayer*/Brian Mulligan (Kurwenal), Neal Cooper (Melot), Jorge Rodríguez-Norton (Ein Hirte), Alejandro del Cerro (Stimme eines jungen Seemanns), David Lagares (Ein Steuermann)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Semyon Bychkov (direction musicale)
Justin Wat (coordination scénique), Pedro Chamizo (lumières)


C. Foster, A. Schager (© Javier del Real/Teatro Real)


Tristan et Isolde, dans une version mise en espace : l’orchestre occupe la scène, au fond le chœur d’hommes, réduit ; l’avant‑scène, un espace très comprimé, pour l’action dramatique ; les acteurs, les voix jouaient leurs rôles, jouaient ses rapports dans cet espace dont les limites permettaient en même temps d’éviter les grandes salles, les grands appartements, les larges couloirs, les tours, les dimensions exagérées du navire... bref, tous les tentations pour le metteur en scène de remplir tout cela, au détriment de l’intimité de l’action dramatique. En somme, une contrainte vient soutenir la possibilité d’une vérité lyrico-dramatique essentielle, sans travestissement.


Tristan n’est pas un opéra comme les autres : une distribution courte, quoiqu’exigeante ; une dimension symphonique indéniable ; une action dramatique dont les bornes sont établies par les grands monologues ; l’amour et la mort, dont les mouvements sont plutôt intérieurs. Après avoir vu les excès, les idées gratuites, la pauvreté déguisée de quelques mises en scène de Tristan ces temps derniers, on préfère cette solution où une insurpassable distribution, un chef formidable et un orchestre connaissant un très beau moment nous laissent à l’intimité et l’enivrement du drame. On se trouve, sans décors, dans le véritable lieu des trois actes (le bateau, le château du roi Marke, Karéol) et on observe le véritable amour surgi de la haine et du dépit, surgi de la magie... comme toutes les amours. L’élément irrationnel ne peut être ni expliqué ni déployé. Surtout parce que Wagner donne à l’irrationnel une présence incontournable. C’est donc mieux ainsi, un Tristan tout concentré, où rien ne vient nous distraire, rien ne nous explique quoi que ce soit, rien ne nous déroute. On suit les déplacements limités d’Isolde, de Brangaine, de Tristan, de Kurwenal... De façon générale, les acteurs sont formidables ; les voix sont d’un niveau supérieur, toutes les voix, y compris les trois jeunes voix espagnoles pour les rôles épisodiques. Alors, on insiste: c’est mieux comme cela, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose ».


Il importe d’indiquer qu’Ingela Brimberg n’a finalement pas pu chanter son Isolde : Catherine Foster est arrivée au dernier moment pour chanter le rôle, sans presque aucune possibilité de faire des répétitions, et cela a été évident dans son interprétation de comédienne, mais pas du tout dans le pouvoir de son chant, une Isolde puissante dès le premier moment, avec un début émouvant, au premier acte, dans son monologue racontant les exploits d’un passé récent qui l’a amené à haïr celui qui deviendra son grand amour ; le filtre, après tout, ne fait que changer le signe, pas l’ordre de la passion ; celle‑ci se développe plus loin après le premier acte, et on voit cet amour devenu si grand en revoyant les protagonistes dans les jardins du roi Marke.


Si le premier acte est celui d’Isolde, le deuxième appartient aux deux, le grand duo d’amour, infini, tout comme la mélodie infinie wagnérienne. Si cet opéra comprend plusieurs moments culminants, le deuxième acte marque celui de l’amour, avec ses résonances de motifs (le filtre, toujours présent), les chants préalables annonçant le Liebestod, et c’est là que les voix de Foster et de l’imposant Andreas Schager, un Tristan idéal, connaissent un épanouissement dont le crescendo, plus intérieur qu’exubérant, nous mène vers l’un des moments les plus précieux d’une vie adonnée à l’art du théâtre, la nôtre. Mais cet acte joue aussi, à la fin, son rôle de crise : la présence du roi Marke et Melot, le roi déçu et amer, Melot choisissant une de ses deux fidélités contre son ami Tristan.


Franz‑Josef Selig, basse allemande, confère à Marke précisément ce qui convient : la dignité du chant, la gravité du chant, la ligne impeccable du chant, un monologue anthologique de l’amertume et de la déception. C’est la voix qui nous manquait, parce qu’on a entendu la mezzo russe Ekaterina Gubanova (Fricka, Kundry) dans une Brangaine raffinée, voire avec une touche de majesté, un rôle qu’elle maîtrise depuis longtemps. Gubanova chante ses mises en garde du deuxième acte depuis une loge du deuxième étage, côté jardin ; l’intimité demeure intacte, le petit espace de la scène n’accueille pas une nouvelle présence intermittente ; ce ne sera que pour la fin de cet acte, avec le couple‑titre, Marke, Melot et Kurwenal. Le rôle limité de Melot est bien tenu par la voix et la présence puissante du Britannique Neal Cooper.


L’acte III est celui de Tristan, avec con fidèle Kurwenal, et on a l’impression que Schager atteint l’illimité dans son attente d’Isolde, son espérance, voire son hallucination, dans l’expression de son amour nous suggérant qu’il n’y a pas de compromis possible avec la vie. Est‑ce sa blessure ou bien l’intensité de son chant qui mène Tristan à la mort ? Emouvant, insurpassable Schager, dans le chant comme dans la présence théâtrale, avec l’appui de la voix et la présence de Thomas Johannes Mayer. Un moment d’exception, un moment assurément culminant. Mais n’y en a‑t‑il pas au moins trois – peut- être plus, mais accordez‑moi ceux‑là – grâce à la capacité inouïe des voix et des incarnations dramatiques comme celles de Schager et Foster ? Ah ? (encore) le point culminant du duo du deuxième acte avec ces deux interprètes insurpassables !


Mais il n’y a que cela, bien sûr. Il y a un orchestre large, nourri, dirigé à la perfection par Semyon Bychkov. L’intensité, les nuances, la passion et la violence, toutes intérieures, découlent de l’orchestre, ici sur scène, sans fosse. Dans un opéra comme Tristan, l’orchestre est, plus que jamais, la maison où habitent les passions des personnages, et en plus un personnage d’une approche aussi symphonique que lyrique. Et avec un orchestre de plus en plus raffiné, celui du Teatro Real, avec un chef qui a démontré dans ce même théâtre sa maîtrise wagnérienne (Parsifal), les moments d’émotion sont au sommet, même dans l’ivresse sentie par Thomas Mann. La brève intervention du chœur d’hommes est parfaite, comme d’habitude. Enfin, Tristan cultive l’inconscient et va au‑delà du rationnel. Sa maison, l’orchestre, doit être hantée. Un manoir hanté par les sons, les voix, les rapports obscurs ou peut‑être lumineux de l’amour... « O Dieu ! de quelle ivresse... »



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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