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Poulenc décroche

Strasbourg
Opéra national du Rhin
02/18/2023 -  et 20, 22, 24, 26* février (Strasbourg), 12, 14 mars (Mulhouse) 2023
Francis Poulenc : La Voix humaine
Anna Thorvaldsdóttir : Aeriality

Patricia Petibon (Elle), Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Ariane Matiakh (direction musicale)
Katie Mitchell (mise en scène), Alex Eales (décors), Sussie Juhlin-Wallén (costumes), Bethany Gupwell (lumières), Grant Gee (réalisateur vidéo)


(© Klara Beck)


En 1929, au moment où Cocteau écrit son monodrame La Voix humaine, on assiste un peu partout sur scène, autant au théâtre qu’à l’opéra, à l’irruption d’une nouvelle modernité. Par exemple, à l’opéra, dans le Jonny spielt auf de Krenek (1927), s’installe non seulement un téléphone mais même une locomotive. C’est la période du Zeitoper, qui bouscule les conventions d’un autre âge, au profit d’une modernité qui déménage.


Cocteau, très sensible aux modes, n’a pas manqué de prendre ce train‑là en marche. Dans La Voix humaine, la gageure d’un drame où tout doit passer par un unique câble, véritable cordon ombilical sentimental, le séduisait particulièrement, et aussi la mélancolie nouvelle suscitée par cette modernité intimidante. « Dans le temps, on se voyait. On pouvait perdre la tête, oublier ses promesses, risquer l’impossible, convaincre ceux qu’on adorait en les embrassant, en s’accrochant à eux. Un regard pouvait changer tout. Mais avec cet appareil, ce qui est fini est fini. »


En 1959, quand Denise Duval crée La Voix humaine, mise en musique par Francis Poulenc, qui a respecté la quasi-intégralité de la pièce, sans coupures, Cocteau est toujours de ce monde mais son œuvre a pris trente ans, et pas mal de rides. Techniquement, le téléphone reste régi par des opératrices, mais la pagaille des années trente n’est de loin plus de mise. « Mais non Madame, nous sommes plusieurs sur la ligne, retirez‑vous. Non ce n’est pas le docteur Schmitt ! Mademoiselle, etc... » Tout ce folklore‑là, c’est déjà du passé. Et si Poulenc a tenu à le respecter, à une époque où plus personne, autres exemples d’anachronismes, ne se servait déjà plus d’un gramophone, d’un stylographe ou d’un pneumatique, c’est bien pour laisser la pièce « dans son jus », celui de la génération d’avant. On notera aussi que quand d’autres encore voudront s’en emparer, ils n’hésiteront pas à la moderniser, mais en ce cas en modifiant le texte. C’est le cas par exemple de l’enregistrement de Simone Signoret (1964), resté célèbre, très émouvant, mais abondamment coupé. Le risque principal, en modernisant trop la pièce de Cocteau, est d’en trancher le nerf même : ce câble, ce fil, ce vecteur de la crise, voire ce moyen de suicide tout trouvé, quand à la fin « Elle » l’enroule nerveusement autour de son cou. S’il n’y a plus de câble... il n’y a plus vraiment de pièce non plus. Actualiser en force aujourd’hui La Voix humaine de Poulenc, en remplaçant les appareils d’avant‑hier par des ordinateurs et des téléphones portables reste évidemment possible mais au risque de mettre définitivement l’ouvrage en porte à faux, en le faisant paraître encore plus démodé qu’il ne l’est déjà.


Sur la scène de l’Opéra national du Rhin, place donc à Patricia Petibon en train de batailler avec une technologie rétive, d’abord un téléphone portable bousillé, chroniquement en panne de batterie (d’où la nécessité, assez souvent, de le brancher), puis en panne de réseau (d’où la nécessité de ressortir un vieux modèle fixe pour continuer la conversation), etc. etc. Autre époque, autres contingences matérielles, mais comme le texte est resté le même, du coup... il paraît souvent stupide. Même le mode d’expression de Cocteau, relativement ampoulé, ne passe plus dans ce contexte moderne. Aujourd’hui de toute façon, plus besoin d’un long conciliabule pour rompre au téléphone : un simple texto suffit ! Quant aux jeux de scène imposés par Katie Mitchell, toute une intendance parasite dans un appartement en désordre, grand ménage où de multiples objets disparaissent dans un sac poubelle, voire une ahurissante séance d’hygiène intime, changement de tampon en direct (détail réaliste à interpréter comme l’un des concepts féministes d’une mise en scène qui revendique ouvertement cette étiquette ?), on ne voit pas bien ce que tous ces gestes dérisoires apportent, si ce n’est une ouverture excessive du champ, là où on contraire il faudrait étroitement focaliser sur ce qui reste réellement intéressant : l’émotion musicale.


Même dans ce domaine, l’échec menace. L’espace de jeu est trop grand, et le lit sur lequel la chanteuse est assez souvent allongée se situe au pire endroit de la scène strasbourgeoise, un « trou acoustique » notoire. Donc même si Patricia Petibon prononce bien son texte, on l’entend mal. De surcroît, le débit de ce texte, excessivement haché, avec des « blancs » trop longs, rompt l’unité de l’œuvre, la transforme en une succession de flashes dramatiques. A chaque fois, Petibon tente d’émouvoir, en attrapant au vol un lambeau de sens ou un mot stratégiquement important, et à chaque fois tout retombe instantanément. Bref, on s’ennuie.


En fosse, on a mobilisé l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, mais qui reste cantonné, sous la direction tranchante d’Ariane Matiakh, à une série de gestes instrumentaux lapidaires, au détriment d’une émotion plus continue. Là aussi, l’impression d’être bloqué dans un embouteillage, perpétuellement en « stop‑and‑go », devient vite pénible. En définitive, la version avec piano seul, beaucoup plus économique, aurait pu donner un résultat pas tellement moins frustrant.


Epilogue cinématographique d’une quinzaine de minutes, avec pour fond musical Aeriality, pièce de la compositrice islandaise Anna Thorvaldsdóttir. Là au moins, l’orchestre est exploité avec un vrai potentiel, même si la pièce, davantage un bruitage de nature géant, chaque groupe d’instruments entrant et sortant par vagues successives, ne nous mène pas bien loin, si ce n’est au cours d’une brève effusion mélodique en filigrane, vers la fin. Les images, signées Grant Gee, sont belles, nocturnes, fantomatiques, tournées dans le quartier historique strasbourgeois de la Neustadt, tout proche du théâtre, mais l’argumentaire y reste nébuleux. Suicide réel ou tentative avortée ? Rite de passage vers l’au‑delà, avec un chien funèbre en guise de Cerbère ou d’Anubis ? Retour final à la réalité après un cauchemar ? A la fin de la projection l’écran se lève : la femme est de retour dans son appartement. Son portable sonne. Mais, cette fois, elle ne répond plus...



Laurent Barthel

 

 

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