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L’endroit plutôt que l’envers Paris Théâtre des Champs-Elysées 03/10/2023 - et 13*, 15, 17, 19* mars 2023 Igor Stravinsky : Le Rossignol
Francis Poulenc : Les Mamelles de Tirésias Sabine Devieilhe (Le rossignol, Thérèse/Tirésias, La cartomancienne), Cyrille Dubois (Le pêcheur, Premier émissaire japonais, Monsieur Lacouf, Le journaliste parisien), Chantal Santon Jeffery (La cuisinière, Une dame élégante), Laurent Naouri (Le chambellan, Le directeur de théâtre), Victor Sicard (Le bonze, Le gendarme), Rodolphe Briand (Troisième émissaire japonais, Le fils, Une grosse dame), Francesco Salvadori (Un émissaire japonais, Monsieur Presto), Jean‑Sébastien Bou (L’Empereur de Chine, Le mari), Lucile Richardot (La mort, La marchande de journaux)
Ensemble Aedes, Mathieu Romano (direction), Les Siècles, François-Xavier Roth (direction musicale)
Olivier Py (mise en scène), Pierre‑André Weitz (décors, costumes), Bertrand Killy (lumières)
(© Vincent Pontet)
Il est habile, Olivier Py. Expliquer que Le Rossignol et Les Mamelles de Tirérias illustrent l’opposition entre Thanatos et Eros, que la chinoiserie stravinskienne et la pochade de Poulenc peuvent se rejoindre puisque la première est « un conte [...] pour les enfants » et la seconde « un gigantesque bric‑à‑brac... pour faire des enfants » témoigne d’une brillante maîtrise de la rhétorique. Il n’empêche : le talentueux homme de théâtre a échoué dans sa tentative de représenter « l’envers et l’endroit ».
Réduit au rôle de hors‑d’œuvre, Le Rossignol lui échappe. Alors qu’on donne Les Mamelles au cabaret Le Zanzibar, les personnages de la pièce d’Apollinaire deviennent, en coulisses, ceux du conte d’Andersen : le Chambellan de l’Empereur de Chine est le Directeur de théâtre, le Pêcheur le Journaliste parisien, l’Empereur le Mari de Thérèse, etc. Mais le lien sent l’artifice et Le Rossignol, vidé de son exotisme, dépouillé de toute sa poésie, privé de sa dimension de conte pour enfants, devient illisible. Décor ou personnages, le metteur en scène puise laborieusement dans son fonds de commerce et nous ennuie.
Partant, les personnages, déjà psychologiquement limités, existent peu, même si les chanteurs se signalent, de l’Empereur malade de Jean‑Sébastien Bou à la Mort de Lucile Richardot. Stravinsky, de toute façon, a surtout gâté le Pêcheur et le Rossignol. Cyrille Dubois, dont la voix s’est corsée, chante pertinemment en mélodiste les extases du Pêcheur devant la nature. Sabine Devieilhe n’est que séduction en oiseau à vocalises, timbre de cristal, aigus et suraigus pâmés, ligne délicatement ourlée. Ce que le metteur en scène nous refuse, le chef ne nous le donne pas : François-Xavier Roth, même si les instruments d’époque ont de jolies sonorités, manque à la fois de mystère et d’éclat, se contentant d’une lecture sèchement impeccable, n’avançant pas, soulignant plutôt le caractère hétéroclite d’une partition commencée avant L’Oiseau de feu et achevée après Le Sacre du printemps – on réentend ici les deux ballets, Petrouchka aussi.
Le passage de l’envers à l’endroit change tout. Olivier Py, qui excelle dans le style music‑hall, fait de l’opéra‑bouffe de Poulenc une farce jouissive, virtuose et déjantée où, très pertinemment cette fois, il réintroduit la Mort du Rossignol et les masques à gaz : ne s’agit‑il pas, après tout, de repeupler le pays après la guerre ? C’est drôle et lascif, parfois un peu facile certes, irrésistiblement rythmé. Quelques outrances ? Relisons le texte d’une œuvre où Thérèse invite son mari à « cueillir la fraise avec la fleur du bananier » : le metteur en scène ne fait que le suivre, voyant plus sérieusement dans le couple transgenre l’anticipation « d’une vaste déconstruction du patriarcat et de l’hétéro-normativité ». Tout ici, en effet, résonne aujourd’hui. Qu’on ne s’offusque pas, alors, du nuage de sperme jaillissant d’un phallus lumineux ou du gendarme visiblement adepte du bondage que le mari gratifie d’une petite gâterie. Après Dialogues des carmélites et La Voix humaine, Olivier Py termine en beauté coquine sa « trilogie Poulenc ».
Chanter les deux ouvrages constituait, pour Sabine Devieilhe, un sacré défi. Même si Thérèse part souvent dans l’aigu, elle n’est pas le colorature suraigu du Rossignol. La Française doit peu forcer sa voix, reste modeste côté médium, mais ne fait qu’une bouchée du rôle, avec un incroyable brio, mariée au désopilant Jean‑Sébastien Bou. Après son Pêcheur élégiaque, Cyrille Dubois se métamorphose en Journaliste, ou en Monsieur Lacouf dans un impayable numéro avec le Monsieur Presto de Francesco Salvadori. Laurent Naouri en revanche, ne devrait pas chanter le Directeur de théâtre, dont il n’a plus les aigus et dont il cherche la ligne. Tous seraient à citer, comme la Marchande de journaux de Lucile Richardot, pleinement portés cette fois par un production en faisant à la fois des acteurs et des danseurs. Et François-Xavier Roth, même s’il pourrait montrer plus d’humour piquant, s’engage lui aussi à fond dans une partition épicée de parodies multiples, des danses à la mode à la musique religieuse ; il mène brillamment la revue, plus stimulé par les gaudrioles des Mamelles que par l’orientalisme du Rossignol.
Didier van Moere
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