Back
Ligeti, compositeur iconique Paris Cité de la musique 03/03/2023 - Győrgy Ligeti : Sonate pour alto : II. « Loop » – Etude pour piano n° 1 « Désordre » – Concerto pour piano (*)
Kevin Volans : Leaping Dance
Conlon Nancarrow : Study n° 7 (arrangement Ivar Mikhashoff)
Joshua Uzoigwe : Talking Drums : 1. « Ukom »
Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou : The Homeless Wanderer
Tania Léon : Ritmicas John Stulz (alto), Dimitri Vassilakis (*), Sébastien Vichard (piano)
Ensemble intercontemporain, Vimbayi Kaziboni (direction)
V. Kaziboni (© Quentin Chevrier)
Salle pleine à craquer pour ce coup d’envoi du « Week‑end Ligeti » à la Philharmonie de Paris : faut‑il en créditer le nom désormais iconique du musicien favori de Stanley Kubrick ? Ou une programmation éclectique qui jette un pinceau de lumière sur le continent africain, dont certaines manifestations musicales ont constitué une source d’inspiration majeure du Hongrois (au sujet des chants Gbaya : « de la très grande musique, à l’égal de celle de Mozart ») ? Sans doute un peu des deux. Reste à voir si, qualitativement, le compte y sera.
John Stulz ouvre les festivités depuis le premier balcon avec « Loop » (1991), le deuxième mouvement de la Sonate pour alto. Difficile de concilier l’aspect « élégant » et « relaxed » prescrit par le compositeur et la « virtuosité dangereuse », fruit des doubles cordes et d’un tempo sans cesse croissant ! L’interprète fonce tête baissée dans la partition – une prise de risque payante à quoi s’enchaîne sans pause le séduisant Leaping Dance (1984) pour instruments à vent du Sud‑Africain Kevin Volans (né en 1949). Une fraîcheur à la Janácek (celui de Jeunesse), avec des séquences très pulsées qui revendiquent pleinement l’héritage minimaliste. L’agogique laisse peu de place au rubato, aussi la direction carrée de Vimbayi Kaziboni se limite‑t‑elle au signalement des entrées.
De rubato il n’est pas davantage question dans la plus exaltante Etude n° 7 (1948) d’une des idoles de Ligeti, Conlon Nancarrow (1912‑1997), même si les pizzicatos du violoncelle ont des allures de walking bass. Ecrite à l’origine pour piano mécanique, la pièce a été arrangée pour orchestre de chambre par Yvar Mikhashoff. Et l’espièglerie de se conjuguer à la plus haute complexité métrique grâce à une orchestration aux combinaisons et doublures qui en renforcent la perception. Les musiciens de l’Ensemble intercontemporain (EIC), notamment le pupitre des vents (piccolo acidulé), le disputent en exactitude aux rouleaux.
Désobligerait‑on Andile Khumalo (né en 1978) en avançant qu’Invisible Self (2020) a quelque chose d’une musique d’accompagnement pour une scène de film (c’est bien le titre d’une œuvre de Schoenberg après tout) ? Cela tient autant aux apostrophes ludiques des figures, lesquelles prennent une tournure résolument dansante sur la fin, qu’aux polarités tonales assumées... et leur cortège de clichés. Particulièrement exposé, Sébastien Vichard se distingue par sa précision rythmique, corrélat d’une enviable autonomie des deux mains.
On retrouve le soliste de l’EIC en début de seconde partie pour une séquence pianistique problématique où, à la Première Etude « Désordre » de Ligeti (malicieusement dédiée à Boulez), jouée à une vitesse folle, s’enchaînent « Ukom » (non daté) du Nigérian Joshua Uzoigwe (1946‑2005) et The Homeless Wanderer (1951) de l’Ethiopienne Emahoy Tségué‑Maryam Guèbrou (née en 1923). L’exemple même de la fausse bonne idée tant les deux pièces souffrent de cette promiscuité, à l’instar de deux chromos accrochés de manière hasardeuse à côté d’une toile de maître. On déplore dans les deux cas une écriture indigente, à laquelle le talent de Vichard – dont la force de conviction semble vaciller à mesure que se traîne l’interminable The Homeless Wanderer – ne peut suppléer.
Ritmicas pour ensemble (2019) de la Cubaine Tania Leon (née en 1943) se situe à une tout autre altitude grâce à son articulation bienvenue de moments ad libitum et con battuta (pour reprendre le lexique de Witold Lutoslawski). Les premiers donnent le sentiment d’une superposition de cadences individuelles d’où l’humour n’est pas absent : glissandos jazzy, percussions insolentes ; les seconds sont portés par un ostinato que harpe et piano alimentent presque sans discontinuer.
Pierre‑Laurent Aimard l’a enregistré par deux fois (Deutsche Grammophon puis Teldec), Hidéki Nagano une fois (Alpha) : c’est à présent leur confrère Dimitri Vassilakis qui s’attelle au Concerto de Ligeti – l’un des concertos rythmiquement les plus difficiles du répertoire – dont il privilégie la fluidité, le coulant, face au précis Aimard et à l’articulé Nagano. En résulte une approche très chambriste, où le soliste se love avec dilection dans les textures de l’ensemble pour mieux s’en extraire soudainement. Si le final débute de manière très évanescente, l’imprévisible quatrième mouvement donne lieu à des entrées déclamatoires et emphatiques. C’est curieusement l’aspect mélodique qui ressort de la direction de Vimbayi Kaziboni, qu’on avait peut‑être à tort classé dans la rubrique des chefs rythmiciens. L’extraordinaire Lento e deserto y gagne en lamentation.
Quitte à passer pour un grincheux gardien du temple, on regrettera in fine la disparité d’une programmation qui voudrait nous faire accroire que toutes ces œuvres se valent au motif que Ligeti s’est passionné pour les musiques subsahariennes de tradition orale. Nicholas Snowman, cofondateur (aux côtés de Michel Guy et Pierre Boulez) et vice‑président de l’EIC, dont on vient d’apprendre la disparition et à qui ce concert est dédié, s’y serait‑il reconnu ?
Jérémie Bigorie
|