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Joie, comédie, pessimisme

Madrid
Teatro Real
01/24/2023 -  et 28, 31* janvier, 3, 6, 9, 12 février 2023
Richard Strauss : Arabella, opus 79
Sara Jakubiak (Arabella), Sarah Defrise (Zdenka), Martin Winkler (Graf Waldner), Anne Sofie von Otter (Adelaide), Josef Wagner (Mandryka), Matthew Newlin (Matteo), Dean Power (Graf Elemer), Roger Smeets (Graf Dominik), Tyler Zimmerman (Graf Lamoral), Elena Sancho Pereg (Fiakermilli), Barbara Zechmeister (Kartenlegerin), José Manuel Montero (Ein Zimmerkellner), Benjamin Werth (Welko), Niall Fallon (Djura), Hanno Jusek (Jankel)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), David Afkham (direction musicale)
Christof Loy (mise en scène), Herbert Murauer (décors, costumes), Reinhard Traub (lumières), Thomas Wilhelm (chorégraphie)


S. Jakubiak (© Javier del Real/Teatro Real)


Si Le Chevalier à la rose était une construction brillante, un peu trop imaginaire, de la Vienne, de l’Autriche au moment supposément insurpassable de l’histoire de l’Empire, une histoire racontée au bord de la catastrophe, que la crise déjà lointaine du libéralisme autrichien, les nationalismes et l’antisémitisme installé dans la capitale de l’Empire annoncent chaque jour, Arabella n’est pas une comédie aussi brillante, un peu amère, nostalgique : on aurait pu faire comme ça, attendre le salut de la périphérie des nations de l’Empire (pas du royaume de Hongrie, toujours en train de tricher contre Vienne et contre elle‑même). C’est une des interprétations possibles, car il y en a plusieurs. Hofmannsthal était un patriote de l’Empire, et il voulait à tout prix la conservation de cet Etat composé de onze nations (territoires entremêlés, et l’une de ces nations sans aucun territoire) et haï par pas mal de ses peuples et de gouvernements étrangers. Son hommage, avec Strauss, en 1911, avec l’invention d’une coutume populaire (la rose), était un hommage au bord de l’abîme, mais personne ne pouvait imaginer la profondeur et l’horreur de l’abîme. En 1928, le pessimisme du patriote mène à l’histoire de ce chant du mélange : la rédemption aurait pu venir des peuples de l’Empire, hélas. Karl Kraus, le grand râleur du groupe générationnel de la Jeune Vienne, qu’il haïssait, qu’il reniait, dénonça Hofmannsthal comme collaborateur de la propagande de guerre : une critique de la trahison des clercs avant la lettre. Mais, attention aux noms des personnages : Zdenka est nom tchèque ; Matteo est un nom italien ; Mandryka vient de la Slavonie. Et le nom même d’Arabella, avec une sœur nommée Zdenka ! Ce n’est pas par hasard.


Peut‑on dire que la direction d’acteurs et le sens théâtral des décors méritent un commentaire (un éloge, même) dans un spectacle où presque tout mérite une attention spéciale ?


Les rapports des personnages sont très souvent ignorés, négligés par les metteurs en scène superstars. Ce n’est pas le cas de Christof Loy (il faut se souvenir de son insurpassable Capriccio, dans ce même théâtre). Cette Arabella est un tissu, parfois agile, vivace, entre deux personnages, trois personnages, tous les personnages. Ils ont des rapports d’amour, de passion, d’envie, des petits ou grands besoins de personnes frôlant la chute économique, donc sociale. Avec un acte central où les relations se hasardent à être mondaines, mais les autres relations s’entrelacent, pour vaincre dans l’intrigue, dans la mêlée. Dire Christof Loy, c’est dire aussi un espace scénique minimal, où l’apparence d’austérité joue un rôle important contre la distraction par le luxe ou le bariolage. Herbert Murauer signe les décors si cohérents permettant la trame de cette Vienne aux portes du compromis de 1867. La base est constituée par des panneaux glissants, montrant un autre espace, voire une autre action parallèle, que Loy n’invente pas mais qui est implicite dans le livret et la situation) ; les décors suggèrent toujours où l’on est, ils ne l’affirment pas. Une grande « boîte » blanche accueille le début de l’action, mais les panneaux, les parois, glissent, et l’on voit de petits morceaux de l’habitation des Waldner, la famille d’Arabella, des aristocrates sur le déclin économique, voire dans l’angoisse devant les dettes et les créanciers. Un acte d’action continue se transforme en plusieurs tableaux continus. Une grande boîte, encore, accueille le troisième acte, sans le grand escalier, sans les détails et les couleurs prévus, et l’effet est doublement favorable aux intentions du compositeur (mort en 1929, des suites du chagrin causé par la mort de son fils, par la mort de sa patrie, Hofmannsthal n’a pas pu régler les derniers détails, des changements ou des nuances). Au début de l’acte III, sur la musique, avant le chant, on voit Zdenka (la fille de la famille déguisée pour toujours en garçon) qui a eu son aventure avec Matteo, dans l’obscurité, prétendant être sa sœur, tout cela grâce aux décors glissants, discrets, sans éloquence scénique. C’est un exemple, entre autres, de la sagesse théâtrale évoluant dans les possibilités des décors, des panneaux: une petite chambre où les deux sœurs examinent les amours possibles d’Arabella, jusqu’au grand bal où Loy montre sa capacité à mouvoir les personnages, à faire bouger les protagonistes tout comme les acteurs, un petit groupe qui se déplace ou reste immobile tout comme dans un ballet.


C’est le dernier des six opéras de Strauss sur un livret de Hofmannsthal ; le monde est en train de changer, et c’est comme si le poète viennois à moitié de sang juif avait préféré mourir à la fin des années 1920, au milieu de l’entre‑deux‑guerres, à un moment annonçant la destruction ; encore une fois, on ne sait pas jusqu’à quel point. Valait‑il mieux mourir, n’est‑ce pas, Hugo von ?


La solution musicale de Strauss pour cette comédie grinçante (pas très éloignée de ce que sera le style de Jean Anouilh) est tout à fait straussienne si l’on connaît au moins trois ou quatre de ses opéras. La ligne vocale exalte les mots ; l’orchestre exalte les lignes ; les mélodies sont semblables au monde sonore riche et inquiet qu’on a entendu dans d’autres opéras, comme Le Chevalier à la rose. Mais Arabella est moins visité, un opéra qui se situe entre malaimé et méconnu. D’autant plus que l’époque était aux expériences alors que cet opéra persiste dans l’esthétique d’antan. Mais, après tout, on peut dire comme le personnage de Tchékhov dans La Mouette : mais, alors, il y a de la place pour tous. Le temps nous a prouvé que, certainement, il y avait de la place pour (presque) tous les opéras de Richard Strauss, même si des opéras merveilleux comme Hélène d’Egypte ou Arabella sont moins bien compris. A Madrid, c’était la première d’Arabella et cette production vient de Francfort (2009) et étant d’abord passée en Espagne par Barcelone, au Gran Teatre del Liceu (2014).


Cet opéra a besoin d’une soprano lyrique également apte au registre léger, et c’est la première exigence de la distribution. Le personnage est une femme jeune, belle, intelligente, maligne, elle a tout ce qu’il faut. On se demande comment il est possible qu’elle n’ait pas un vrai mari, et au lieu de soupirants comme les trois comtes tournant autour de la proie de classe et de famille échouée. Mais cet opéra a besoin de six voix formidables, y compris la soprano, et au moins trois belles voix masculines soutenant les autres (les comtes, bien sûr). En plus, une soprano coloratura pour la Fiakermilli, qui ne chante que quelques moments au deuxième acte. Dix voix !


Si l’orchestre agit, chez Strauss, comme un personnage qui donne de l’âme aux autres, David Afkham a été un des héros de la soirée, enveloppant les voix comme un nuage menant aux cieux. Formidable chef, aujourd’hui directeur musical de l’Orchestre national d’Espagne, om il vient de renouveler son contrat. Son sens symphonique mais aussi dramatique a été le grand a fait vivre les personnages agités et passionnés de cette extraordinaire Arabella. Ce ne fut cependant pas le meilleur moment de l’orchestre, qui nous a habitué à mieux que cela (ah, les cuivres... !).


L’Américaine Sara Jakubiak a été, avec Afkham, l’héroïne : lyrique, mais lyrique aux larges élans, couleur plus sombre que gaie, mais sans jamais tomber dans la noirceur, une voix splendide. La soprano n’est pas une actrice accomplie, mais elle a été la reine du troisième acte. La Belge Sarah Defrise est une soprano plus légère, trop légère peut‑être pour tromper les gens en se déguisant en garçon, mais cette légèreté est en même temps une garantie de naïveté lyrique, de présence un peu gamine, une détente entre les amoureux, les soupirants, les parents un peu terribles... même si son personnage est tout le contraire d’une fille détendue : la détente, c’est elle, sa jeunesse, son ingénuité (ingénuité et désir se mêlent, et voilà sa nuit d’amour interdit avec Matteo). Josef Wagner est un bon comédien en Mandryka, belle présence, voix acceptable, efficace dans le rôle de cette espèce de bon sauvage (riche) de la périphérie de l’Empire. Anne Sophie von Otter est un luxe pour un rôle comme Adélaïde, la mère, et elle remplit la scène quand elle est là. Mais Martin Winkler, en comte et père, ne se laisse pas dominer par « sa femme » : un couple sympathique, même si la misère de ses personnages nuance ses attraits. Le rôle de Matteo, amoureux d’Arabella, aimé par Zdenka (femme travestie en jeune homme par obligation) était bien servi par le ténor américain Matthew Newlin, et il fait de ce rôle souvent négligé une très belle création par sa voix et sa présence, comme s’il était le jeune premier. Belle voix, légère dans ses parfaites vocalises, la soprano espagnole Elena Sancho ; il ne faut pas oublier que la Fiarkermilli est octroyée très souvent à des voix de premier plan. Très bien intégrés, les trois comtes (Power, Smeets, Zimmerman) faisaient partie de la grande comédie autour de l’amour ou des faveurs d’Arabella. Le chœur travaille peu, mais très bien dans cet opéra.


Un succès, une jouissance. De la joie, une joie nuancée par le pessimisme, mais je me demande si de nos jours, on a droit à une autre catégorie de joie.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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